Les Fils de la Lumière

 

Il fut un temps, un temps d’avant l’oubli, où les Hommes marchaient à la lisière du sacré, l’âme ouverte aux vents des légendes. Ils se transmettaient leur origine, et avançaient dans leur époque en se remémorant la mémoire orale du feu originel. Pour que dure le Rêve.

 

Ils savaient d’où ils venaient ; ce n’était pas d’un monde de clones, un monde d’esclaves sans mémoire, ils se savaient d’une origine plus haute, plus pure, comme une flamme très ancienne déposée dans la chair, une mémoire de lumière enchâssée dans l’argile du corps.

 

Par essence

Les civilisations les plus anciennes, aux confins des sables d’Égypte, des plateaux d’Iran, des deltas sacrés de l’Indus ou des rivages de la Méditerranée, proclamaient à voix nue cette vérité : l’homme est fils de la lumière. Non par métaphore, mais par essence. Cette idée, aujourd’hui, fait sourire les enfants du siècle. Ils ne voient plus que la cendre et nient le feu.

Mais il demeure, sous les ruines et la poussière, quelque chose de têtu, de vibrant encore, un éclat dans l’ombre, la souvenance d’un chant. Et peut-être, en plongeant dans le silence, à l’écoute du Vivant et de l’imperceptible, entendra-t-on de nouveau l’appel oublié des fils de la lumière.

Il est des hommes qui ne sont pas faits pour le vacarme des cités, ni pour les sabliers d’argile des empires. Ceux-là vivent en marge, à l’orée des mondes visibles, là où les choses s’effacent et recommencent. Ils n’écrivent pas l’Histoire, mais ils la rêvent, et c’est plus ancien, plus vrai.

 

 

Abri profond

On les trouve dans les cavernes profondes, à l’abri du tumulte, traçant à la lueur d’une flamme tremblante les silhouettes animales des premières révélations. On les devine, des siècles plus tard, prosternés dans les brumes de l’Himalaya, corps dissous dans le souffle, corps glorieux évaporés dans l’arc-en-ciel, guettant entre deux silences le passage d’un souvenir cosmique.

Et plus loin encore, dans les toundras ou les forêts d’avant les frontières, les chamanes frappent le tambour comme on frappe à une porte céleste, afin que les ancêtres -ces invisibles toujours présents- daignent entrouvrir la lumière.

Ce sont des hommes du rêve, mais d’un rêve qui est plus réel que la pierre. Ils ne rêvent pas pour fuir : ils rêvent pour se rappeler. Car dans ces états de transe ou de méditation, quelque chose se transmet.

Une flamme. Une présence. Une parole sans mots. Ils se savent alors les héritiers de ceux qui, avant eux, ont franchi le seuil. Ils voient par les yeux de leurs prédécesseurs. Ils entendent dans leur os travaillé les anciens chants.

 

Lignée lumière

Et dans ce contact, si fugitif soit-il, avec le souffle originel, ils reconnaissent leur lignée -non pas celle du sang, mais celle de la lumière. La caverne peinte, le monastère suspendu, l’allée couverte, la clairière sacrée du chamane ne sont que des seuils. Des lieux d’écho.

L’homme qui s’y tient en silence, corps ouvert à l’invisible, devient un réceptacle. Il se laisse traverser par une mémoire qui ne lui appartient pas en propre, mais qu’il porte pourtant -comme on porte un flambeau sans en être le feu.

Alors il sait. Il n’a pas besoin de l’écrire : le savoir est dans sa chair. Il est un fils de lumière, non parce qu’on le lui a dit, mais parce qu’il l’a revécu, là, dans le battement de cœur du monde.

Chacun porte en lui, à son insu, la mémoire d’anciennes civilisations. De même, la pierre est un fragment de la mémoire du monde.

Carl Gustav Jung

 

 

 

Marqués

Et puis il y eut les prophètes. Non ceux des foules, non ceux des couronnes, mais ceux qui marchèrent dans le vent, les pieds dans la poussière du désert, les yeux levés vers une lumière que les autres ne voyaient pas.

Ils parlaient à voix haute, mais c’est d’abord en silence qu’ils avaient reçu. Quelque part entre l’éclair et la nuit, entre le buisson qui brûle et le songe qui appelle, ils furent visités -et marqués.

Ces hommes, que le monde appelle fous ou élus, savaient eux aussi. Ils n’avaient pas rêvé pour eux-mêmes, mais pour le monde entier. Leur parole était feu, mais c’est à la source qu’ils s’étaient abreuvés, là où la lumière prend forme de souffle.

Sans la source, il n’y aurait rien. Mais sans rien, il y aurait la Source.

Lao Surlam

 

Veilleurs aussi

Les poètes les suivirent. Moins solennels peut-être, mais tout aussi traversés. Eux aussi veilleurs, eux aussi guetteurs. Ils écrivent ce que les autres ne savent pas dire, et parfois ce que les autres n’osent plus sentir.

Ils ont le don ancien -celui d’ouvrir dans la langue des brèches par lesquelles passe la lumière. Étrangement, beaucoup d’entre eux vivent à l’écart, comme les ermites dans leurs grottes des Cévennes, leurs cabanes du Nord ou leur garage rue de la Pierre au Diable.

Tous savent une chose simple et terrible : que la parole n’est rien si elle ne jaillit pas du lieu où le monde touche à l’invisible. Et que pour écrire un seul vers juste, il faut parfois traverser le silence d’une vie entière.

 

 

Rêveurs aussi

Dans la montagne, dans la forêt, sur les côtes escarpées d’Armor, dans la chambre froide des monastères de pierre, d’autres veillent. Les ermites, les moines, ces hommes voués à l’inutile apparent, tiennent la frontière.

Ils prient non pour être sauvés, mais pour que le feu ne s’éteigne pas. En eux brûle encore cette mémoire ancienne, cette conscience obscure qu’ils ne font que transmettre -comme on garde une relique, non pour soi, mais pour ceux qui viendront.

Ils rêvent, eux aussi.

Mais leurs rêves sont faits des rêves des autres, ceux de leurs anciens, de leurs maîtres, de leurs saints. Une lumière transmise par en-dessous, de cœur à cœur, de nuit en nuit.

 

Le passage de l’Ours

Ainsi se tient, à travers le temps, cette lignée secrète -peintres d’ombres, marcheurs du désert, tambourineurs de l’invisible, scribes de feu et priants solitaires. Ils n’ont ni temple commun ni livre unique, mais ils se reconnaissent. Il sont les fils de la lumière, et leur chant, même éteint, continue de résonner dans les pierres, dans le vent, dans les silences du monde.

Un peuple perdu aux confins de l’Amérique du Sud, un peuple disparu aujourd’hui bien que porteur des grandes migrations d’hier, de la longue route depuis le détroit de Béring qui s’appelait alors « le passage de l’Ours« , un peuple a gardé longtemps un pouvoir étrange.

Les derniers de ses représentants faisaient le même genre de rêve. Des visages blonds, parlant un langage que la Terre de Feu n’avait jamais entendu, semblait les visiter, presque chaque nuit, et les images leur restaient, entêtantes.

 

 

Les futurs qu’on perd

Leurs vieux sages disaient d’écouter les pierres et le vent, et que parfois, quand le vent glacé remonte la côte, c’est un souffle d’ivoire et d’écume, un rêve ancien, qui cherche un autre cœur pour l’habiter. Ce qui était murmure dans les paroles de ces anciens existe toujours, tout autour de la planète. C’est l’énergie des rêves des morts, qui cherche encore son chemin.

Chose étrange que la mémoire des morts. Elle ne loge pas dans les tombes, ni dans les livres, ni dans les noms. Elle flotte. Elle tourne autour du monde comme un vent discret, une poussière d’âmes en attente. Et parfois elle trouve une faille -un rêve, une absence, un silence- où elle entre.

Les pierres entendent cela, le gardent en elles, le restituent parfois. Elles ne parlent pas avec des mots, mais avec le ton du souvenir. Non pas de ce qui a été, mais de ce qui aurait pu être. De ce qui sera peut-être. Les morts ne rêvent pas du passé. Ils rêvent les futurs perdus.

 

Le fil des morts

Les annales sont là, immatérielles et pourtant si réelles, non écrites, non dites, mais vivantes, vibrantes, prêtes à se réincarner dans l’invisible, dans un geste, un regard, une coïncidence.

Le murmure des pierres, c’est le souvenir des futurs. Elles portent les annales, elles sont un rythme, une fréquence très basse, que seuls entendent ceux qui acceptent d’être traversés. Car il faut être creux pour recevoir le souvenir des futurs. Il faut avoir renoncé à bâtir son propre récit pour devenir le support d’un autre.

Mais pour chacun, le murmure un jour se fait silence. Puis rêve. Et ce rêve se fragmente, se dilue, et cherche un autre cœur à habiter. C’est peut-être ça, au fond, le sens. Non pas transmettre un savoir, mais maintenir, dans le monde, une tension vers l’oublié. Un fil vibrant, fragile, entre les vivants et les morts.

 

Héritier d’un rêve

Les fils de la lumière ont un jour, il y a fort longtemps, et pas de leur fait, oublié ou renoncé à être « un ». Et c’est leur souffrance qui nous parle encore dans les rêves des morts. Non pour revenir, mais pour réconcilier.

Les rêves des morts n’appellent pas à bâtir, mais à se souvenir. À redevenir poreux. À n’être plus, chacun, qu’une braise dans la cendre, un miroir dans le vent. Et si parfois, sans raison, tu pleures en regardant la mer, sache ceci : tu n’es pas seul.

Quelqu’un a marché avant toi. Quelqu’un t’a laissé un rêve. Il t’appartient.

Et il te rêve en retour.

 

 

La vie sauvage

 

L’éveil antique

 

 

Que celui qui veut mouvoir le monde se meuve d’abord lui-même.
Socrate