Le ruban mauve

 

En ouvrant le vieux chiffonnier d’acajou, celui qui portait encore l’odeur discrète du lilas fané et du papier jauni, il n’avait pas cherché à retrouver quoi que ce soit — juste à mettre un peu d’ordre, comme on tente de rassembler les débris d’un monde défunt. C’est là, dans un tiroir du bas, dissimulée sous quelques photographies de famille et un missel écorné, qu’il aperçut la petite liasse.

 

Enrubannées

Des lettres. Des enveloppes bordées d’une écriture fine, presque tremblée, qu’il reconnut aussitôt pour celle de son père, ou peut-être de sa mère — les deux s’étaient tant aimés que leurs graphies, comme leurs âmes, s’étaient confondues. Le ruban, d’un mauve pâli par les ans, avait été noué avec une application pudique, comme si l’on avait voulu préserver intact le souffle même de ces confidences murmurées.

Il resta longtemps là, debout, les mains tremblantes, à contempler ce vestige d’un autre temps. Il comprit aussitôt ce que c’était — et surtout ce que ce n’était pas. Ce n’était pas un legs pour qu’on le lise. C’était une offrande, un secret sacré. Il ne lut rien. Il n’ouvrit rien. Il n’en ressentit ni le droit, ni le cœur.

Il les conserva.

 

Je viens de là

C’était davantage qu’un souvenir : une présence. Il choisit une étagère dans son bureau — pas n’importe laquelle, celle juste au-dessus de l’endroit où il s’asseyait pour écrire, penser, rêver, peut-être prier. Il les posa là, les lettres, telles quelles, sans y toucher davantage, comme on dépose un reliquaire. Et ce fut, pour lui, comme s’il donnait à ses parents une haute vigie, une tribune d’affection suspendue entre le ciel et sa vie à lui, désormais entamée vers son propre couchant.

Il se disait : « Quelque part, je viens de là. »

Et il en éprouvait un sentiment doux et grave, comme une fidélité à l’ombre portée d’un amour ancien, qui désormais, en silence, continuait de veiller.

 

L’amour patient

Ce n’est qu’avec l’âge, pensait-il, que l’on commence à comprendre vraiment ses parents. Non pas leurs gestes, ni même leurs paroles — tout cela est trop visible, trop mêlé aux contingences. Mais ce qui battait, silencieux, sous leurs silences. Ce qu’ils n’avaient jamais dit et qu’ils avaient pourtant fait rayonner dans les moindres choses : l’amour.

Pas celui, tapageur, que les hommes s’échangent dans les fictions et les élans juvéniles. Un amour patient, enraciné dans le devoir et la discrétion. Un amour qui ne se disait pas, ou si peu, mais qui savait toujours être là : dans un manteau tenu prêt quand il pleuvait, dans une veille sans plainte à son chevet d’enfant fiévreux, dans une retenue volontaire de chagrin pour ne pas l’inquiéter.

Les lettres, là-haut, nouées du ruban pâle, devenaient le symbole muet de ce qu’il n’avait pas vu, pas compris, pas su aimer comme il aurait dû, alors qu’il était encore temps. Et pourtant, elles ne lui reprochaient rien. Elles étaient comme eux : discrètes, constantes, pleines d’une tendresse qui ne réclame pas.

 

 

 

La dernière pousse

Il s’étonnait, désormais, de tout ce que ses parents avaient contenu, supporté, offert — sans jamais poser leurs vies comme un fardeau. Ils avaient aimé dans le calme, dans l’effacement, dans cette noblesse presque monarchique de ceux qui se dévouent sans audience. Cet amour-là ne lui avait jamais manqué, mais il n’en avait pas mesuré la plénitude.

Maintenant qu’il était seul, ou presque, avec pour toute compagnie ces lettres qu’il ne lirait jamais, il se rendait compte qu’il en était le fruit. Non pas l’héritier — car l’héritage suppose une transmission active, parfois intéressée — mais le prolongement, la dernière pousse d’un arbre planté par d’autres mains, dans une terre féconde de fidélité.

Alors il levait parfois les yeux, machinalement, vers l’étagère. Et ce regard suffisait. Il n’avait plus besoin de mots. Les lettres étaient toujours là, inchangées, comme un amour ancien qui veille, silencieux et debout, à la cime du temps.

La vérité n’est pas en quelque lieu lointain, elle est dans l’acte de regarder ce qui est. Se voir soi-même tel que l’on est est le commencement et la fin de toute recherche.

Jiddu Krishnamurti

 

Son aînée

Il ne sut jamais vraiment comment aborder la chose. Ce genre de vérité ne s’enseigne pas, ne se proclame pas. Cela se dépose. Comme une main posée sur une autre, un soir, sans mot superflu. Il attendit donc. Que les jours soient calmes, que la mémoire soit douce, que l’écoute vienne sans qu’on l’appelle.

Ce fut d’abord avec sa fille, l’aînée. Elle avait cette force tranquille qu’elle tenait de sa mère — un mélange d’attention vigilante et de cœur contenu. Il lui montra, un jour, les lettres. Sans les ouvrir, sans rien révéler de leur contenu, car lui-même n’en savait rien — et ne voulait rien savoir. Il les posa simplement sur la table, devant elle, en silence.

Elle leva les yeux vers lui, question silencieuse dans le regard.
–Ce sont les lettres de vos grands-parents, dit-il, presque bas. « Elles se sont gardées toutes seules, toutes ces années. J’aurais pu les lire, mais je n’ai pas osé. Je crois qu’elles ne m’étaient pas destinées. »

La vie spirituelle vise l’éveil de notre nature essentielle. Elle nous donne des qualités d’être qui manquent cruellement à l’homme actuel : le silence, la simplicité, la sérénité, la confiance.

Karlfield Graf Durkheim

 

Une flamme

Elle comprit immédiatement — comme seules les filles, parfois, savent comprendre ces choses d’âme. Elle toucha le ruban du bout des doigts, avec une révérence muette. Il la regarda un moment, puis dit doucement :
-Ce n’est pas un héritage. Rien à revendiquer. Juste une trace. Une flamme. Vous venez aussi de là. »

Elle ne répondit rien, mais elle sourit, avec dans le regard une sorte de promesse muette — celle de garder vivante, à sa manière, cette fidélité ancienne.

Son fils, quelques jours plus tard. Moins enclin aux choses intimes. Plus secret, plus tendu aussi, comme s’il redoutait qu’on glisse vers la douleur. Il ne voulut pas lui parler des lettres tout de suite. Il parla d’abord de sa propre enfance, de souvenirs précis — une odeur de cuisine, un trajet en voiture avec sa mère, un soir de pluie. Puis, presque en passant :
Tu sais, vos grands-parents s’aimaient vraiment. Et ta mère et moi aussi, malgré ce que les années parfois voilent. Ce n’est pas toujours facile à voir quand on est enfant. On croit que c’est normal. Mais ce genre d’amour… c’est rare. Et précieux.

 

 

Malgré lui

Son fils hocha la tête, un peu raide, mais l’écoute était là. Le père ajouta :
–Je n’ai rien à vous transmettre de matériel. Pas grand-chose en tout cas. Mais si je peux vous passer quelque chose… c’est cette idée-là : vous êtes nés de quelque chose de solide. Pas de parfait, mais de fidèle. Vous pouvez vous y appuyer.

Il ne dit rien de plus. Inutile. Les mots, au-delà de la juste mesure, abîment. Il les laissa partir chacun avec ce qu’ils pouvaient porter. Ni nostalgie, ni poids. Juste une sorte de connaissance nouvelle, presque douce, presque invisible, mais réelle.

Et dans son bureau, chaque soir, il reprenait sa place sous l’étagère, comme sous un manteau ancien. Les lettres, là-haut, n’avaient pas bougé. Il aimait penser qu’elles souriaient encore, dans leur silence, en voyant la transmission accomplie, presque malgré lui.

 

L’intangible

Il lui arrivait, certains soirs, de rester là, seul dans la lumière dorée de sa lampe, les mains croisées sur le ventre, les yeux levés vers l’étagère. Non pour attendre une révélation, mais pour écouter ce que ce silence pouvait encore lui dire. Et, peu à peu, une pensée nouvelle se formait en lui — non comme une plainte, mais comme un doute, un soupçon venu du fond du temps.

Il pensait à cette époque, la sienne désormais, où tout s’écrit à la va-vite, par à-coups brefs sur un écran froid. Des phrases hachées, sans voix, sans encre, sans papier. Des déclarations d’amour réduites à des pictogrammes jaunes, des ellipses nerveuses, des promesses en 160 caractères, aussitôt effacées, aussitôt remplacées. Il ne jugeait pas. Il constatait. Et au fond de lui, il s’interrogeait.

Que restera-t-il, un jour, de ces amours modernes ?

Rien à relire, rien à tenir dans la main, rien à nouer d’un ruban. Rien qui porte l’empreinte d’une main penchée sur la page, d’une hésitation dans la courbe d’un mot. Plus de marges griffonnées, plus de papier imprégné du parfum d’un tiroir à linge. L’amour, désormais, semble fuir le poids des choses tangibles.

 

Des traces

Et il se demandait : à force de se dire vite, se dit-il encore profond ? À force de se montrer, se vit-il encore dans l’intime ? Ce n’est pas qu’il doutait de la capacité des jeunes à aimer — non. Il savait bien que l’amour ne meurt pas. Mais il pressentait qu’il changeait de peau, peut-être de cœur. Que quelque chose, en s’allégeant, risquait aussi de se perdre.

Il craignait une époque sans mémoire.

Tout homme porte en lui, inconsciemment,  la mémoire d’anciennes civilisations.  De même, le rocher est-il un fragment de la mémoire du monde.

Carl Gustav Jung

 

Car l’amour, pour durer, a besoin de traces. Il a besoin de s’inscrire quelque part. Non pas dans le nuage immatériel d’un serveur anonyme, mais dans la matière du monde : un carnet, une lettre, une photographie noir et blanc oubliée dans un livre. C’est là qu’il survit, qu’il résiste à l’usure, qu’il devient témoignage.

Alors, en repensant à ses enfants — à leurs propres amours, déjà commencées, avancées, ébauchées ou brisées dans l’invisible des écrans — il sentit poindre non une inquiétude, mais une responsabilité.

Non pour leur dire « c’était mieux avant ». Mais pour leur suggérer, doucement, qu’aimer mérite peut-être davantage qu’un glissement de pouces. Que certains mots, s’ils sont vraiment dits, méritent d’être écrits. Qu’un amour digne de ce nom se doit de laisser, quelque part, la preuve de son passage — même discrète, même fragile.

 

 

Espérer

Comme ce petit paquet de lettres, là-haut. Écrites à la main. Lues par personne. Et pourtant suffisantes pour attester que, oui, tout cela a bien existé.

Et que de là, peut-être, on peut encore espérer.

Quand tu auras désappris d’espérer, je t’apprendrai à vouloir.

Sénèque

 

L’idée lui vint sans bruit, comme les idées qui comptent vraiment : en marchant un matin d’avril, le long d’un chemin encore trempé de l’hiver. Il pensa que ces lettres, là-haut sur l’étagère, si elles avaient traversé le temps, ce n’était pas seulement à cause du ruban, ni du tiroir fermé, mais parce qu’elles avaient été écrites. Posées sur le monde. Matérialisées.

Alors, pourquoi pas lui ?

Non pour raconter sa vie. Encore moins pour tirer un bilan, cette tentation maladroite des hommes qui se savent vieillissants. Mais simplement pour dire à ceux qui avaient compté — à ceux qui comptaient encore — quelque chose de simple. Un mot de gratitude. Une reconnaissance muette longtemps portée. Un fragment d’affection, transmis sans attente de retour.

 

Balises

Il pensa à ses enfants, bien sûr, et à son copain de maternelle avec qui les échanges s’étaient espacés sans querelle. À un autre, ami de jeunesse perdu de vue, mais dont la loyauté ancienne lui revenait parfois comme une chanson oubliée. À une cousine, à un voisin, peut-être même à cet ancien collègue avec qui il avait partagé bien plus que du travail. À quelques-uns, quelques-unes, pas plus.

Il n’en ferait pas un projet solennel. Ni un testament. Plutôt une série de petites balises. Des bouteilles à la mer, oui — mais qu’il prendrait soin de confier non aux flots incertains, mais à la poste. De vraies lettres. Manuscrites. Avec l’encre et le silence. Il se l’imagina presque comme une sorte de veillée lente, qui s’étalerait sur les saisons. L’été venu, il commencerait.

Peut-être n’écrirait-il que trois phrases à chacun. Peut-être davantage à certains. Peu importe. Ce qui comptait, c’était le geste. L’acte d’inscrire, comme autrefois, ce que l’on ressent, avec lenteur, avec poids, avec respect. Une manière de se tenir à hauteur d’âme dans un monde qui, parfois, semble flotter à la surface.

Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage.

La Fontaine

 

 

Lenteur

Il se dit qu’il aurait le temps. Il n’était pas pressé. L’âge lui avait appris la valeur des choses lentes. Mais cette résolution, silencieuse et simple, s’enracina en lui avec une force nouvelle. Il n’attendrait pas la maladie, ni le pressentiment de la fin. Il écrirait tant que sa main était ferme, tant que ses mots pouvaient encore tracer une courbe lisible.

Ainsi, à sa façon, il passerait le flambeau. Non comme on enseigne, mais comme on salue. Non comme on se souvient, mais comme on remercie. Une lettre à la fois. Un cœur à la fois.

Et peut-être que, dans vingt ans, quelqu’un, quelque part, retrouverait une de ses lettres au fond d’un tiroir. Et lèverait les yeux, comme lui, vers une étagère.

 

 

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