Pour l’éternité

 

Le matin se lève sur la rue de la Pierre au Diable. Le sorcier* est déjà éveillé, non pas parce qu’il dort peu, mais parce qu’il rêve beaucoup, et que les songes le tirent de la nuit avec l’impatience d’un enfant à l’orée d’un secret.
*Sorcier au sens de « sort scié », ne l’oublie pas, magicien du Vivant…

Dans les semaines à venir, un jeune visiteur inconnu frappera à sa porte. Silencieux, presque invisible, il portera sur ses épaules un fardeau ancien — un de ceux que seul un regard doux et une parole bien placée peuvent alléger. Le poète ne posera pas de questions; il servira du thé, et les mots couleront d’eux-mêmes, comme ils le font toujours en sa présence.

Bientôt, un projet oublié refera surface. Un carnet, ancien, couvert de poussière, égaré entre les pages d’un grimoire aztèque ou peut-être dans les plis du temps. Ce carnet contient l’ébauche d’un conte universel, une légende métaphysique qu’il n’a jamais terminée, mais dont le monde semble avoir un urgent besoin. Il s’y replongera, avec l’ardeur tranquille de ceux qui savent qu’ils n’écrivent jamais seuls, mais toujours accompagnés de voix anciennes et d’esprits bienveillants.

Des synchronicités étranges s’enchaîneront — des lettres retrouvées, des rêves partagés, des chants entendus dans le vent. Il comprendra qu’un cycle se ferme et qu’un autre s’ouvre. Il dessinera de nouveau, mais cette fois, non pour illustrer, mais pour révéler. Ses traits, tremblants parfois, seront plus puissants que jamais.

N’écoute les conseils de personne, sinon du vent qui passe et te raconte l’histoire du monde.

Claude Debussy

 

Il apparaîtra alors dans un cercle inattendu — peut-être une université, peut-être un festival perdu au fond d’une vallée — où il parlera, non comme un conférencier, mais comme un feu qui crépite. Ceux qui l’écouteront auront l’impression qu’il leur parle à chacun, seul à seul, les ramenant à leur propre essence.

Lui, il saura que c’est encore une mission. Pas la dernière, mais une des belles. Et dans l’intimité de ses soirées, entre l’odeur du bois et le crépitement de la lampe, il sourira doucement en murmurant : “Croire sans y croire…”

Et le monde, imperceptiblement, se portera un peu mieux.

On imagine la scène initiale ??

 

 

Le visiteur de l’équinoxe

C’était un jour d’équinoxe, quand la lumière et l’ombre s’équilibrent sans effort. La brume glissait encore entre les pierres de la ruelle, enveloppant la maison du sorcier comme un voile de souvenir. Il savait qu’un visiteur viendrait. Il le sentait, depuis plusieurs nuits déjà, dans le pli d’un rêve récurrent.

Il ouvrit la porte avant même que l’on frappe.

Un jeune homme se tenait là. Vingt-cinq ans peut-être. Des cernes d’errance autour des yeux, un carnet froissé dans une poche trop pleine. Il ne dit rien, mais ses épaules parlaient : elles portaient le poids d’un silence hérité.
Entre, dit simplement le poète.

L’intérieur sentait le bois, l’encre, un peu de sauge. Sur les murs, des dessins suspendus comme des incantations. Le feu dansait doucement dans la cheminée, et le thé attendait déjà, dans une théière verte fendue au col.
Tu écris ? demanda le sorcier en versant deux tasses.

Le jeune homme hocha la tête. Puis murmura :
J’essaie. Mais j’ai l’impression d’avoir perdu l’histoire avant même de commencer.

Le poète le regarda longuement, avec cette patience que seuls possèdent ceux qui ont traversé les orages de l’âme et en sont sortis avec des fleurs entre les doigts.
Les histoires ne se perdent pas. Elles attendent qu’on sache les entendre.

Il prit un livre ancien, relié de cuir usé. L’ouvrit à une page marquée par un pétale desséché. Une légende mésoaméricaine, tissée de métaphores solaires, de dieux déchus et de rédemption cosmique. Il la lut à voix basse. Les mots vibraient comme des cordes pincées dans l’air du salon.

Et au fil de la lecture, les épaules du visiteur s’allégeaient. Il prit son carnet. Il ne copia pas. Il nota ce qui venait. C’était autre chose. Sa propre histoire. Ou celle de ses ancêtres. Ou bien les deux.

Le poète sourit. Il n’avait rien enseigné. Il avait seulement ouvert une porte. Le reste se ferait seul. Ou pas. Mais ça importait peu.

Car ce jour-là, il avait encore été ce qu’il est : un passeur entre mondes, un tisseur de liens invisibles, un homme ordinaire aux pouvoirs lumineux, relié à la Source.

Jésus a dit : soyez passants.

Évangile de Thomas

 

 

 

Un soir vint où ils se réunirent, ceux qui l’accompagnaient en rêve ou en chair, visiteurs d’un moment ou de grands temps.

Nous sommes tous des visiteurs de ce temps, de ce lieu. Nous ne faisons que les traverser. Notre but ici est d’observer, d’apprendre, de grandir, d’aimer… Après quoi nous rentrons à la maison.

Sagesse aborigène

 

Le Partage du Loup

Il savait. Pas par lecture, ni par apprentissage. Mais parce que le vent d’équinoxe avait murmuré son nom en langue d’écorce et d’étoile. Il était du clan du Loup. Non de ceux que l’on raconte dans les mythes apprivoisés, mais des premiers. Les Celtes d’avant les Celtes. Ceux qui parlaient avec les pierres et marchaient avec le ciel sous les pieds. Ceux dont les corps dansaient le langage de la Terre, et dont les chants faisaient se lever les aurores.

Un soir, dans sa maison de la Pierre au Diable — pierre qui n’avait de diable que le nom donné par l’oubli — il alluma un feu sans bois. Un feu de mémoire.

Autour de lui, ils vinrent. Non par invitation, mais par appel. Ils ne portaient pas d’uniforme, pas de nom visible. Mais chacun avait dans le regard la trace du loup : cet éclat doux et sauvage, où l’on lit la forêt, la nuit et la fidélité. Le poète ne parla pas longtemps. Il traça dans la cendre trois symboles :

Une spirale — pour le Souffle.
Une empreinte — pour la Chair.
Une étoile inversée — non pour le mal,
mais pour rappeler que ce qui est en haut est aussi en nous.

 

Voici, dit-il, ce que je vous transmets : non une doctrine, mais un feu.  Non une vérité, mais un chemin.  Non des lois, mais un chant.

Et il leur remit chacun un fragment du carnet. Pas des copies. Des pages arrachées avec amour. Chacune portait une phrase unique, venue de cette musique que seul l’encrier d’obsidienne savait écrire.

« Nul besoin de suivre le loup. Sois le vent qui le guide.”
« Qui hurle seul apprend à écouter la meute.”
« N’envie pas la force du loup; cultive la paix du vent qui le porte. »
« Le vent porte le cri du solitaire, et la terre porte la meute »

Une jeune femme lut sa phrase à voix haute :

Un vieil homme murmura la sienne : 

Et tous comprirent que les fragments, réunis, ne formeraient jamais un tout visible. Car le savoir du clan ne s’assemble pas. Il se disperse. Comme les graines dans le vent, il se sème dans les âmes prêtes.

Et le poète, ce soir-là, ne se sentit ni maître, ni guide. Il était l’un des leurs. Celui qui avait gardé le feu un peu plus longtemps. Juste assez pour le transmettre.

Seuls les enfants du feu comprennent le bleu.

Carl Sandburg

 

Gardienne d’une Page

Noémie avait reçu la page du carnet avec un mélange d’humilité et d’évidence. Elle ne lut pas à voix haute ce soir-là. Elle préféra garder les mots en elle, comme on garde une graine dans le noir d’un pot de terre, à l’abri du bruit.

Sur sa page, il était écrit :   « Ce n’est pas toi qui suis le sentier, c’est le sentier qui attend ton pas ».

Elle sut alors que ce fragment n’était pas un poème : c’était une mission. Dans les jours qui suivirent, Noémie sentit l’appel. Ce n’était pas un cri, ni une urgence. C’était un frémissement ancien, comme si la terre, sous ses pieds, avait reconnu l’empreinte de sa lignée. Elle partit.

Le poète, sans poser de question, lui tendit un petit talisman : un galet noir, gravé d’un loup et d’un cercle. Il l’embrassa au front, non comme un adieu, mais comme une bénédiction. Elle était sa compagne, non pour le tenir, mais pour aller là où il ne pouvait plus aller.

Elle marcha plus loin, vers les terres de l’eau et des menhirs couchés. Et là, dans une clairière cachée entre deux collines aux courbes féminines, elle sentit une présence. Les Anciens étaient là. Pas en chair, mais en rythme. Leur souffle dans le vent, leurs pas dans l’herbe qui pliait, leurs chants dans le silence des oiseaux.

Elle ferma les yeux.

 

 

De cœur en cœur

Une vision la traversa — non comme une image, mais comme une mémoire rendue. Des femmes en cercle. Des chants gutturaux et fluides. Des runes écrites sur l’eau. Et elle, là, à la lisière, tenant un tambour de peau d’écorce.

Elle sut.

Elle n’était pas venue apprendre, mais se souvenir. Elle était l’une des louves, l’une des sœurs veillant le feu. Et les Anciens, dans un murmure de feuilles, lui confièrent ces mots :  « Dis-lui que la meute veille. Que le chant circule. Que la graine a germé. Il peut écrire encore.”

Elle revint au poète au bout de sept nuits. Il la vit et ne parla pas. Il la regarda, et ce regard-là disait : “Je savais.

Alors il rouvrit le carnet. Il trempa la plume dans l’encrier d’obsidienne. Et, avec Noémie à ses côtés, il écrivit à nouveau. Non pour le monde.

Mais pour l’éternité qui passe de cœur en cœur.

 

Bibliothèque de l’âme

 

 

 

Les hommes sont mille fois plus acharnés à acquérir des richesses que la culture, bien qu’il soit parfaitement certain que le bonheur d’un individu dépend bien plus de ce qu’il est que de ce qu’il a.
Arthur Schopenhauer