La Force reste l’arcane de l’époque. Pourtant, quand on a amassé trop de biens matériels, on se prend un coup dans les dents, on bascule cul par-dessus tête, et plus rien ne ressemble à rien. Bienvenue dans ce nouveau monde, bienvenue dans le Pendu.

 

Le chemin parcouru est déjà long : le Bateleur suivi des quatre éducateurs, l’Amoureux, le Chariot, la Justice, l’Ermite, la Roue de Fortune, puis la Force qui consacre l’achèvement de la chevalerie terrestre. Le cycle matériel s’achève avec elle, tandis que l’arcane suivant, le Pendu, signe l’entrée en chevalerie céleste. Le chemin de vie est encore long, mais désormais je ne suis plus du monde, même si je suis encore au monde. Au fil des arcanes suivants, je vais grandir jusqu’à trouver ma stature véritable, devenir qui je suis.

 

La chevalerie céleste

C’est une grande aventure qui commence avec le Pendu. La suite de mon existence est un périple en terra incognita. Une terre inconnue qui n’est pas une terre, puisqu’elle n’est pas du monde. Une terre inconnue qui n’est pas inconnue, puisqu’on y célèbre les retrouvailles avec nous même. Avec notre nature profonde. Qui n’est pas naturelle, puisqu’elle est surnaturelle. Oui, c’est cela. Je me prépare à découvrir la surnature humaine. Un autre nom pour celui que donne Flornoy : la chevalerie céleste.

Le surnaturel n’est pas au bout du monde. Il est juste au coin de ma rue. Au coin de mon toit, plutôt. Je découvre le Pendu presque par hasard, et dans le désordre. Je n’ai pas vraiment commencé la Force ni fait la Roue de Fortune. Mais je reçois quand même un avant-goût du Pendu sur les toits de Paris, ma chère ville natale. Avec l’ami Gilles, nous avons 16 ans, et la même aversion pour les cours de maths et de physique-chimie. Alors on fait le mur. On profite de la récré pour jouer les filles de l’air. Derrière un gros platane, il y a des échelons dans un mur de moëllons. Un jeu d’enfant ! Tous les week-ends on va faire de la varappe à Bleau – surnom que les grimpeurs donnent à la forêt de Fontainebleau et ses rochers fabuleux. Ici l’escalade est trop facile : Gilles n’a qu’à me faire la courte-échelle et en route vers le ciel. 

Ce mur est seul point délicat du parcours. L’hiver, quand les branches dégarnies du platane ne nous masquent plus, toute la cour de récré peut nous voir. Heureusement pour nos fesses, aucun élève ni aucun surveillant n’a jamais levé les yeux. Et pourtant c’est en haut que ça se passe. Au sommet du mur, les échelons donnent sur un toit de tôle. Selon la mode parisienne, ces toits caractéristiques sont presque plats au sommet, et en pente raide sur les bords, pour abriter les mansardes. Autant d’avenues royales qui s’ouvrent à droite et à gauche sous nos pieds d’intrépides explorateurs entre ciel et terre !

 

 

Nous avons parcouru tout un pâté de maisons, découvrant avec plaisir que tous les toits communiquent par des échelles ou des passages suspendus. Pour redescendre, nous n’avons qu’à soulever un vasistas et nous laisser choir dans le couloir de dernier étage, celui des chambres de bonnes alors occupées par des étudiants qui ne dédaignent pas de nous donner un coup de main. Certains se laissent tenter par nos rocambolesques échappées, et plus d’une fois nous nous sommes retrouvés une demie douzaine à crapahuter sur la tôle en zinc. Cinquante ans après, ça devient l’excursion à la mode.

Une fois on est surpris par le concierge en atterrissant dans le couloir par un vasistas. « Vous êtes qui ? » il nous demande. Je me suis souvenu à point nommé d’une citation de Maurice Tillieux : « Si tu n’as jamais vu le Père Noël en civil, c’est fait, mon vieux. » Ce gars n’a ni culture, ni humour. Il nous poursuit dans les escaliers jusqu’à la rue. « Bande de trous du cul ! Ne foutez plus les pieds dans mon immeuble ! » Gougnafier inculte ! Normalement il aurait dû répondre : « Ah bon, parce que j’aime bien savoir qui va et vient dans les escaliers ! » 

Une autre fois, je glisse sur le zinc mouillé et me retrouve deux mètres plus bas… dans un hamac ! Par chance, au pied du toit de zinc il avait une terrasse fleurie avec son hamac providentiel. La vie, la mort, ça s’est joué à presque rien. Mon heure n’était pas venue… C’est ainsi qu’on découvre les terrasses arborées et autres merveilles d’altitude. À partir de ce jour, on emporte notre pique-nique, vin compris, et on s’installe sur les terrasses et les penthousesUn penthouse (ou « appartement-terrasse ») est un appartement ou une suite d’hôtel haut de gamme situé au dernier étage d’un immeuble ou d’un palace. Il dispose en général d’une grande terrasse et d’un jardin de toiture aménagé, avec une vue panoramique urbaine privilégiée. pour casser la croûte en contemplant les plus beaux paysages de Paris. On change de secteur, on se met à explorer les immeubles cossus en front de Seine ou en bordure du Bois de Boulogne. La super classe. Bourge de chez bourge.

Affalé de tout mon long dans un rocking-chair en osier bourré de coussins moëlleux, je pars à la renverse dans l’azur infini. Je suis littéralement pendu par les pieds. Tout a basculé. L’espace d’un instant, je quitte la planète terre. Me voilà cosmonaute du futur. Comme l’arabe du même nom, je pourfends l’inconnu avec une égale désinvolture. Je ne reconnais rien, mais j’aime tout tout de suite. Finis les soucis scolaires, les partiels, les maths-physique, les conseil d’orientation, fini l’avenir adulte, les perspectives de carrière, métro-boulot-dodo, toute cette comédie humaine dans laquelle je n’ai jamais cru. Finie la chair, finie la matière, je suis un électron libre en quête d’orgasme cosmique.

À cet instant précis le ciel s’ouvre. Je vois l’au-delà. J’entends la musique des sphères. Mon âme ouvre ses ailes tout en m’ouvrant les bras. Éveillé de naissance, tout du moins dans l’enfance, j’ai connu souvent des avant-goûts marqués de ce qui m’attendait dans cette vie. Mais là c’est le top. Je jubile, je jouis, j’exulte. Tout est soudain si clair ! Il n’y a pas de terre, pas de matière, pas de vie humaine, pas d’âme incarnée. Seule est l’âme éternelle qui règne depuis toujours. Tout le reste est pantomime. Des poissons rouges qui tournent en rond dans un bocal trop petit.

Quelques décennies plus tard, quand je touche au Pendu pour de bon, je retrouve cette sensation de légèreté merveilleuse, quand tout le réel devient irréel. Je connais déjà. Je me retrouve vingt ans plus tôt sur les toits et je n’aime plus ça. La nature m’attire de plus en plus. Alors commence mon errance hors de la grand’ ville. Tout ce qui m’a fait doit être détricoté quand je passe de l’autre côté. Maille par maille, maillon par maillon, les chaînes tombent. Mes ailes s’ouvrent. Je prends mon essor dans un nouveau monde, enfin, qui me ressemble.

 

 

Le Pendu véritable commence pour moi en 1983, avec le terrible accident survenu à mon fils de cinq ans qui est resté huit semaines entre la vie et la mort. Cet événement m’a bouleversé, abattu, puis j’ai réagi en comprenant où se trouvent les vraies valeurs. Mon travail, ma carrière, l’attachement à la réussite matérielle, tout s’est évaporé d’un coup de baguette magique. Comme je n’ai pas la régularité de métronome qui a caractérisé la vie de mon benefactor Jean-Claude Flornoy, j’ai vécu les arcanes majeurs dans le plus grand désordre, avec des sauts en avant, des retours en arrière et des pas de côté. J’avais tâté de la Force avant de vivre mon Pendu sur les toits, je ferais bientôt une nouvelle flambée de Force plus tard, après avoir vécu ce nouveau Pendu. 

Mon expérience des arcanes XIII et des Rencontres m’a montré que mon cas n’est pas rare. Sur le chemin du tarot initiatique, bien des parcours sont aussi brouillons que le mien, voire davantage. L’important, à mon sens, n’est pas l’ordre méticuleux qu’a déroulé Flornoy, mais le fait de faire tous les arcanes, quitte à revenir plus tard sur un arcane sauté ou incomplet. C’est ce que j’ai fait.

 

Xavier Séguin

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