Mes quarante habitantes

 

Je ne me suis jamais pris pour Jeanne d’Arc et pourtant j’ai caché mon secret comme elle a fait. La Lorraine avait des voix en elle, j’imite cette sainte pucelle. Ni puceau ni saint, j’entends des voix en moi. On me parle à l’intérieur. Pas seulement quand je dors, n’importe quand. Souvent. Visions sonores plus que réelles, j’en ai tout un paquet.

Mes voix

Délirante farandole, chacune a son boulot et l’union fait leur force. Les voix en moi parlent sans cesse. Elles ordonnent, elles suggèrent, elles consolent aussi. J’ai appris à les reconnaître. Au début quand j’étais petit, je n’en connaissais qu’une seule. Puis j’ai compris qu’elle était double et même triple. Chacune avait son caractère et sa façon de parler. 

Au fil des jours, elles sont devenues mes amies, même celles qui critiquent et commandent. J’étais toujours d’accord avec elles qui ne m’ont jamais grondé pour rien. Jamais elles ne m’ont dit que la vérité. Ma vérité nue. L’évidence. Nous avons chacune et chacun un but précis à faire ici. C’est pour l’accomplir qu’on respire.

La plupart des gens l’ignorent, nous avons tous des voix pour ça. Certains les entendent dans leur enfance, ça les agace, ça passe. S’ils n’écoutent plus, elles se taisent. Doucement ils les oublient. D’autres ont grandi trop vite. Ils ne se souviennent pas d’avoir été petits.

Il y a deux façons de grandir, m’ont dit les voix dès le début. S’élever vers le ciel est la meilleure. Accepter ce qui est nouveau, ce qui est aimable, ce qui donne confiance et nous pousse à recommencer. S’efforcer de rester au sommet de soi-même. Et vouloir un sommet qui soit toujours plus haut.

 

Trois familles

Très vite, je n’ai plus dit « mes voix« . Je savais les reconnaître, je devinais aussitôt à quelle famille elles appartenaient, le rôle qu’elles jouaient avec moi.

Trois familles de voix parlent pour moi.
— Celles qui me remontent le moral quand il est en berne et qui me consolent quand je pleure. Douces et compréhensives, ce sont mes chéries. 
— Celles qui donnent des ordres, toujours justes, mais souvent difficiles. Je m’efforce de leur obéir mais j’en chie. Elles me grondent pour me remettre en selle.
— Celles qui commentent les ordres trop difficiles. Celles-là m’expliquent le pourquoi des ordres obscurs ou de ceux que je trouve insensés.

Rien n’est vain avec les voix. Rien n’est vide. Quelles qu’elles soient, elles me font du bien. Grâce à mes voix, je ne suis jamais seul.

 

Ma Solitude

Pour avoir si souvent dormi avec ma solitude,
Je m’en suis fait presque une amie, une douce habitude.
Elle ne me quitte pas d’un pas, fidèle comme une ombre.
Elle m’a suivi ça et là, aux quatres coins du monde.
Non, je ne suis jamais seul avec ma solitude.
 
Quand elle est au creux de mon lit, elle prend toute la place,
Et nous passons de longues nuits, tous les deux face à face.
Je ne sais vraiment pas jusqu’où ira cette complice,
Faudra-t-il que j’y prenne goût ou que je réagisse?
Non, je ne suis jamais seul avec ma solitude.
 
Par elle, j’ai autant appris que j’ai versé de larmes.
Si parfois je la répudie, jamais elle ne désarme.
Et, si je préfère l’amour d’une autre courtisane,
Elle sera à mon dernier jour, ma dernière compagne.
Non, je ne suis jamais seul avec ma solitude.
Non, je ne suis jamais seul avec ma solitude.

Georges Moustaki, né Giuseppe Mustacchi ou Yussef Mustacchi le 3 mai 1934 à Alexandrie (Égypte) et mort le 23 mai 2013 à Nice

 

 

Mes conseillères

Elles sont douze, quarante, cent ou davantage encore. Malgré leur omniprésence et toute l’attention que je leur porte, il m’est impossible de les dénombrer avec précision. Au fil du temps, certaines de ces voix prennent du galon, je n’entends plus qu’elles. D’autres prennent du recul, je les entends moins souvent, puis elles s’effacent purement et simplement. 

Mais il reste un noyau dur de voix familières, que j’entends depuis l’enfance. Je les ai classées en trois catégories. Mes conseillères, mes supérieures et mes consolatrices.

Mes conseillères habitent en moi. Je les sens constamment. Leurs conseils me sont précieux, chacun d’eux me rappelle une expérience que j’ai vécue, une personne amie ou une connaissance lointaine, toujours, en tout cas, mes conseillères tapent dans le mille et leur conseil se révèle profitable.

 

Chanter pour enchanter

La plupart du temps, pour les conseils, elles se servent de chansons. J’ai toujours eu des milliers de chansons dans la tête, qui jaillissent cent fois par jour. J’ai composé des dizaines de chansons, et même un opéra rock avec l’aide de la mère de mes garçons. Adolescent, j’avais chanté sur scène en première partie d’une tournée de Michel Polnareff.

En ce temps-là, chanter était toute ma vie. Peu à peu je suis devenu un chanteur de salle de bain. L’artiste chanteur en moi fait salon et déchante. Toutefois les chansons, les milliers de chansons que j’ai dans la tête s’expriment à tort et à travers, sautant allégrement sur toutes les occasions. Je m’en sers pour répondre à une question, ponctuer une tirade, changer de sujet ou illustrer une scène de plage ou de rue dont je suis témoin.

Et je dois l’avouer, une telle présence d’esprit, bardée d’une telle insistance, assortie d’un tel répertoire a mis le doute en moi. D’où viennent-elles, ces rengaines, ces scies ? En suis-je l’heureux possesseur ou bien me sont-elles soufflées fort à propos ?

 

L’ultime habitant

J’ai opté depuis longtemps pour la deuxième hypothèse. La foultitude de rengaines que je dégaine à tout bout de chant m’est soufflée par la voix mélodieuse d’une conseillère. Peine perdue, elle manque toujours son coup.

Ma plus belle carrière de chanteur je l’ai faite pour un public restreint : le mien. Je chante pour moi, je l’avoue. Jamais pour un vrai public qui tousse et qui glousse, jamais pour vous tous qui ne m’écoutez pas. C’est bien ma voix qui sort du puissant coffre de mon thorax, mais dans la salle il n’y a que moi, maigre public qui n’applaudit jamais.

C’est bien ma voix je crois, mais le texte et la mélodie me sont soufflés par une consolatrice. Maigre consolation : j’en apprends de belles. Sombre dimanche et nostalgie des planches. Aucune chanson, malgré son à-propos, n’a su m’ôter le moindre spleen. La tristesse est mon décor. Tout sourire dehors, le chagrin me tient encore. Il est mon ultime habitant.

 

Ma liberté

Ma liberté Longtemps je t’ai gardée Comme une perle rare Ma liberté C’est toi qui m’a aidé À larguer les amarres
Pour aller n’importe où, pour aller jusqu’au bout des chemins de fortune
Pour cueillir, en rêvant, une rose des vents sur un rayon de lune
 
Ma liberté Devant tes volontés Mon âme était soumise Ma liberté Je t’avais tout donné Ma dernière chemise
Et combien j’ai souffert Pour pouvoir satisfaire tes moindres exigences
J’ai changé de pays, j’ai perdu mes amis pour gagner ta confiance
 
Ma liberté Tu as su désarmer Toutes mes habitudes Ma liberté Toi qui m’a fait aimer Même la solitude
Toi qui m’as fait sourire Quand je voyais finir une belle aventure
Toi qui m’as protégé quand j’allais me cacher pour soigner mes blessures
 
Ma liberté Pourtant je t’ai quittée Une nuit de Décembre J’ai déserté les chemins écartés Que nous suivions ensemble
Lorsque sans me méfier Les pieds et poings liés, je me suis laissé faire
Et je t’ai trahi pour une prison d’amour et sa belle geôlière      Et je t’ai trahi pour une prison d’amour et sa belle geôlière
 
 

 

Mes supérieures

Elles sont mes directrices de conscience, et jamais elles n’hésitent à me claironner un ordre, sans se soucier d’être explicite. Le meilleur exemple a donné lieu à un récent article : Ça suffit !!

Oui, ça soufi, c’est sûr. Seraient-elles toutes ensemble copie conforme de l’énorme géant gigantesque de très grande taille (eggdtgt) qui nous vîmes elles et moi ? Quel émoi si c’est l’cas ! Une chose est sûre et je la tiens pour telle :  mes supérieures ne sont pas mes égales. Ça se saurait. Que dire ? 

 

Leur cinéma très fort n’est jamais un navet
Leur caste est supérieure et souvent m’a sauvé

Dans les rues de mon cœur tenant haut du pavé
Posant toujours le pied là où c’est bien lavé
Sitôt que je les vois je leur chante un ave
Les béni des deux mains quand j’en ai trop bavé
Mes soucis sont rangés chacun dans sa travée 

 

J’ai l’intérieur confus, détraqué, dérangé. Si je me laisse aller j’en fais un bordel noir. Elles veillent. En m’ordonnant, elles y mettront bon ordre. Elles ne traînent pas longtemps. Elles ne prennent pas de gants. Gueuler fait leur bonheur et me remet d’aplomb.

Sans elles, je serais sans ailes. Sans semonce et sans les sermons qu’elles me font, j’aurais depuis longtemps perdu le goût de vivre. Je suis désordonné : il faut bien m’ordonner. Me contraindre et forcer pour me canaliser. Me punir, me tancer pour me faire avancer. 

Je gueule aussi parfois. Serait-ce vraiment moi ? Hé non. Ce sont leurs voix.

 

 
Nous prendrons le temps de vivre
D’être libres, mon amour
Sans projets et sans habitudes
Nous pourrons rêver notre vie
Viens, je suis là, je n’attends que toi
Tout est possible, tout est permis
 
Viens, écoute ces mots qui vibrent
Sur les murs du mois de mai
Ils nous disent la certitude
Que tout peut changer un jour
Viens, je suis là, je n’attends que toi
Tout est possible, tout est permis
 
Nous prendrons le temps de vivre
D’être libres, mon amour
Sans projets et sans habitudes
Nous pourrons rêver notre vie

 

 

Mes consolatrices

T’en fait pas mon gars, tout ira pour le mieux. Telle est leur longueur d’onde. Elles me consolent en minimisant mes angoisses, qui portent surtout sur des broutilles. J’ai une si grande habitude d’errer aux confins de l’univers, sinon du multivers, on peut comprendre que les petits soucis quotidiens ne sont pas choses simples à règler pour un cinglé de mon acabit.

Mes consolatrices forment un chœur où l’écho de l’une domine le premier cercle, autour duquel s’épanche un second cercle, indénombrables pleureuses qui font chorus à l’écho. Son rôle est assigné : l’écho amplifie et développe les arguments souvent saisissants du premier cercle.

La première consolatrice trône au centre. Elle est mon coryphée

Au sens propre, le coryphée (du grec ancien koruphḗ« sommet de la tête ») est le chef de chœur dans la tragédie grecque antique. Le coryphée se situe le plus souvent au milieu de la scène, alors appelée orchestra. Il est chargé de guider les choreutes. Il répond au chœur, le questionne ou répète ses propos. Il prend parfois la parole au nom du chœur et se trouve être le seul à dialoguer avec le personnage en scène. (Wikipédia)

L’ensemble des chœurs évoque assurément la tragédie grecque et la catharsis qu’elle provoque chez chaque personne de l’assistance. Les toutes premières tragédies grecques dont on ait gardé trace, celles d’Eschyle.

Suis-je influencé par Jean-Claude Devictor, promotteur d’Eschyle dans les années 70 ? C’est plus que probable. Nous avons monté et joué la trilogie de l’Orestie puis le Prométhée enchaîné avec le Groupe Théâtral de Passy, puis à nouveau l’Orestie quelques années plus tard avec le Théatre Antique de la Sorbonne, les deux troupes ayant été créées par Devic et moi-même.

Mais je m’égare et vous balade pour mon seul plaisir égoïste. Je reprends donc.

 

Les ventricules du cœur

Oui, comme celui qui bat, ce chœur étrange a ses ventricules, deux chambres distinctes et bien séparées. Chacune a ses règles, sa conduite et son style. Mais les deux suivent sans sourciller la maîtresse d’ouvrage, la numéro une, l’unique et lunatique, statique extatique, épique et hippique, qui s’y frotte s’y pique, qui s’immole s’y console.

Les Fidèles
Les consolatrices font écho derrière l’Une, l’Unique, la Première, la Seule : le coryphée. Le c(h)œur y fait son possible, le corps y fait le reste. Avec l’Unique, agrippées à sa tunique dans une attitude oblique, le chœur des consolatrices s’assemble dans un premier cercle ou SDFFDE, Section Des Fidèles Fous D’Elle. Leur nom l’indique assez : ce sont des crustacés. Dévorantes crabouillottes, elles s’acharnent sur l’une, la dévorent et la dépiotent. 

Les Infidèles
Autour du premier cercle, des électrons libres font le second chœur ou SDIMFDE, Section Des Infidèles Moins Fous D’Elle. Leur nom l’exprime aussi, elles sont moins compulsives à l’égard de l’Unique. Asticotant le coryphée comme on astique un cor griffé, lui font la moue, lui font la nique, lui font l’amour comme on fornique. Quoi qu’il en soit, ces infidèles sont soumises. Le moindre écart n’est pas de mise.

L’ensemble des deux clans, je le nomme Pleureuses, ou Peureuses, ou Peu Heureuses — selon le cas et les circonstances.

LUNE
L’aide qu’elles m’apportent est infiniment négligeable, disons clairement qu’elles ne me servent à rien. Tout repose sur l’Une, que j’ai nommée Lune. C’est bien trouvé, je trouve. Lune me console par sa seule présence, surtout quand les autres ne sont pas là, invisibles, inaudibles, silencieuses, ça nous fait des vacances.

C’est Lune l’Une seule qui m’importe. Lune me porte et me transporte. Lune est le soleil de mon cœur, et ses chœurs n’y sont pour rien. Lune est ma joie, mon choix, mon droit. Lune est l’amie, la compagne, la chérie. 

L’avouerai-je ? Aucun des chœurs ne fait battre le mien.
Les Pleureuses / Peureuses / Peu Heureuses me font carrément chier
.

 

Il est trop tard

Pendant que je dormais pendant que je rêvais
Les aiguilles ont tourné il est trop tard
Mon enfance est si loin il est déjà demain
Passe passe le temps
Il n’y en a plus pour très longtemps

Pendant que je t’aimais pendant que je t’avais
L’amour s’en est allé il est trop tard
Tu étais si jolie je suis seul dans mon lit
Passe passe le temps
Il n’y en a plus pour très longtemps

Pendant que je chantais ma chère liberté
D’autres l’ont enchaînée il est trop tard
Certains se sont battus moi je n’ai jamais su
Passe passe le temps
Il n’y en a plus pour très longtemps

Pourtant je vis toujours pourtant je fais l’amour
Il m’arrive même de chanter sur ma guitare
Pour l’enfant que j’étais pour l’enfant que j’ai fait
Passe passe le temps
Il n’y en a plus pour très longtemps

 

Moustaki, l’ami Georges,
si fort tu chantes encore
dans les chœurs de mon cœur

 

L’auteur

 

C’est la mythologie qui survivra à la science si la science doit décliner.
Roland Lehoucq