Salut Xavier. Je voulais appeler ce conte Aurore ou la clarté des choses invisibles, mais tu as râlé. Tu trouvais ça trop long. Comme je pense modestement que les lecteurs ne peuvent être privés de mes histoires, j’insiste avec cette version raccourcie pour arriver à moins de 2000 mots.
Mais tu peux encore râler si tu veux, bien sûr !
Elle s’appelle Aurore, un prénom venu d’un autre siècle. Scientifique brillante, formée à la précision des chiffres, elle vit entourée de machines et de certitudes. On admire sa rigueur, sa manière de poser des équations comme d’autres tracent des prières.
Quand Dieu veut nous punir, il exauce nos prières.
Mais, depuis quelque temps, un murmure habite ses journées — une curiosité qui ne se laisse pas formuler. Le matin, avant d’entrer au laboratoire, elle s’arrête dans un square. Le vent, les feuilles, les ombres du soleil sur les bancs : tout semble vibrer d’un ordre secret.
Elle ne croit pas aux signes, mais à une forme d’intelligence du monde, plus subtile que celle des modèles. Son corps, sans qu’elle le veuille, réagit à cette présence : une chaleur, une tension, un apaisement. Ce n’est pas mystique, c’est physique : une sorte d’écoute active.
Un jour, lors d’un congrès, un chercheur conclut sa présentation par cette phrase professorale qui la heurte : « Tout se passe comme si… » Cette expression prudente et molle la blesse encore une fois. Elle y entend la fatigue d’une science qui décrit sans croire et constate sans oser. Aurore réalise qu’elle vit dans un monde qui s’excuse de penser.
Elle veut sortir des protocoles, sans aller contre la science, juste au-delà. Elle quitte la ville pour une maison isolée sur un plateau. Là, dans les prés et les pierres, elle tente une expérience qu’elle ne sait pas nommer. Sur la table un magnétomètre, des capteurs, un carnet noir et une baguette de coudriernoisetier taillée selon la méthode d’Yves Rocard dans un de ses livres.
Yves Rocard (1903-1992) est le père de Michel Rocard. Après une thèse de mathématiques et une autre thèse de physique, Yves Rocard entame une carrière universitaire à Paris.
Durant la deuxième guerre mondiale, De Gaulle le nomme directeur de recherche des forces navales françaises libres. En 1945, il devient directeur du laboratoire de physique de l’ENSécole normale supérieure de Paris qu’il ne quittera qu’en 1973 à 70 ans.
Il s’intéressait beaucoup aux faibles valeurs du magnétisme et du biomagnétisme. Il est connu du grand public notamment pour ses travaux sur les sourciers et sur les pigeons voyageurs.
Il déclarait :
« Le magnétisme et les magnétiseurs survivront, ainsi que les radiesthésistes et les sourciers. Si la science pouvait tout expliquer et la médecine, tout guérir, c’en serait fait du magnétisme et des “capteurs” d’ondes mais – et c’est tant mieux – ce n’est pas le cas.
Il y a 30 ans, quand j’ai commencé à m’intéresser aux sourciers et aux magnétiseurs, mes collègues scientifiques pensaient que la sénescence me gagnait mais j’ai encore bon pied bon œil.
Les magnétiseurs et les radiesthésistes existent parce qu’ils obtiennent des résultats incontestables. Ils existeront aussi longtemps qu’ils continueront à obtenir ces résultats. »
Le corps perçoit-il des choses que les instruments ne mesurent pas ? Voilà ce que cherche Aurore. Les premiers jours n’apportent aucune réponse. Un bel après-midi, le vent se lève et la baguette entre en vibration. Une tension douce traverse ses bras. Le monde lui répond. Enfin elle n’observe plus : elle participe.
« Je ne découvre rien. Je me souviens,« écrit-elle. Peu à peu, elle capte les nuances du ressenti : le frémissement lent d’une source souterraine, la pulsation sèche d’un sol pierreux, le souffle chaud du vent sous la peau.
Son corps devient instrument de mesure — mais sans cadran ni chiffrage. La chaleur qui montait en elle est plus qu’une émotion : un nouveau monde se révèle.
Parfois, les muscles de ses bras tremblent en tension. Aurora ne cherche plus : elle s’accorde. Le lâcher-prise n’est pas renoncement, mais consentement. Une autre vérité. « Le savant mesure, le mystique écoute. Le chercheur véritable se tient entre les deux.«
Un matin, elle décide d’aller plus loin : pieds nus, debout sur la terre mouillée. Le sol lui transmet une pulsation profonde, presque une respiration. La vibration monte par ses jambes, devient chaleur, puis légèreté. Elle n’est plus un corps, mais un fil tendu entre la terre et le ciel. Chaque fois qu’elle se relâche, le phénomène s’amplifie. Ses mains picotent, son souffle se fait plus long, régulier.
Les sourciers anciens parlaient de courant, de chant — elle comprend l’idée. Ce qu’ils percevaient, ce n’était pas l’eau, mais l’accord du monde. Au fil des jours, elle reconnaît la voix du sol comme celle d’un ami. Et se dissipe le fossé entre la matière et le sens.
Les deux visages du réel se font face.
Elle notera : « Rocard mesure ce que Saüquère pressent. Saüquère décrit ce que Rocard effleure.«
Né en 1965, Roch Saüquere est un éditeur, essayiste, publiciste et vidéaste web français. Il est rédacteur en chef de la revue Top Secret magazine, consacrée aux énigmes de la science et de l’histoire.
https://www.facebook.com/rdvavecroch
Aurore ne peut s’empêcher de les opposer pour mieux les rapprocher. Rocard cherche à mesurer l’invisible — Saüquère, à le traverser. L’un veut prouver que la terre parle à l’homme ; l’autre, que la conscience est prisonnière d’une illusion cosmique. Mais tous deux, à leur manière, refusent la même chose : les limites arbitraires du réel.
Ils cherchent la même jonction : celle de la science et de la ferveur. L’un s’adresse au corps, l’autre à l’âme. C’est le même chant sur deux octaves différentes. La vérité n’est ni dans la preuve ni dans la croyance, mais dans ce moment où le chercheur entre en résonance.
« Rocard voudrait que la main du sourcier prouve la terre. Saüquère voudrait que la conscience prouve le ciel. La vérité n’a besoin ni de preuves ni de foi : seulement de présence.«
Il y a trois choses qui ne peuvent rester longtemps cachées : le soleil, la lune et la vérité.
Au printemps, Aurore est revenue au laboratoire pour un colloque. Les diapos défilent, les chiffres s’empilent, les voix raisonnent dans le vide. Elle écoute ces discours sans impatience. Émue, elle reconnait ses propos d’avant, son discours vide, sans souffle.
Quand vient son tour, elle parle sans notes : — Je voulais savoir pourquoi certains phénomènes échappent à la mesure. Serait-ce la mesure qui fait écran ? Quand le corps s’apaise, il devient un instrument plus précis que n’importe quel capteur.
Un murmure de protestation parcourt la salle. Pour enfoncer le clou, elle cite Rocard et Saüquère :
— L’un cherche la rigueur, l’autre la délivrance. Je crois qu’ils parlent de la même chose : l’accord perdu entre conscience et matière.
Un physicien l’interrompt : — Vous parlez comme une mystique.
Calmement, elle dit : — On non, je n’ai rien d’une mystique. Je suis une chercheuse qui refuse de séparer la mesure et la présence.
Il y eut un silence sceptique, puis d’autres murmures, puis un nouveau silence, profond, attentif. Pour la première fois, elle vit des regards s’ouvrir, non par conviction, mais par écoute. Ce qui est déjà une victoire.
Plus tard, dans le couloir, quelques chercheurs l’abordèrent.
— Et si votre ressenti était une autre forme de mesure ? Une science qui n’a pas encore d’unités de valeur ?
Aurore sourit. — Pourquoi pas ? J’explore une science de la relation où le doute devient seuil.
Ce soir-là, elle notera : « La science sans l’âme se mécanise. L’âme sans la science court au délire. Le pont entre les deux, c’est le ressenti. C’est ce lieu où l’on peut savoir sans preuve, où l’on peut sentir sans croire.«
L’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence.
Elle a quitté l’université, elle a fui les colloques, elle a filé sans prévenir. Elle avait entendu dire qu’un groupe de chercheurs russes travaillait sur l’île de Gavdos, au sud de la Crète. Sur cet observatoire oublié, ils étudiaient les champs magnétiques de la mer Égée. Elle s’y est rendue, très alléchée.
Elle n’avait aucun plan à part sentir, percevoir, savoir. Dressée sur une falaise, à demi ruinée, la station fait peine à voir. Autour du leader Mikhaïl, les Russes travaillent, sobres et attentifs, entre antennes bricolées et carnets bourrés de notes. Avec leurs chiffres et leurs sensations, ils mesurent le réel, et constatent la résonance qu’ils éprouvent entre eux-mêmes et le monde. Plusieurs fois par jour, à heure fixe, ils vont toucher les pierres, humer l’espace, écouter la terre.
Sur leurs carnets, ils remplissent deux colonnes : Mesure. Impression. Et la plupart du temps, chiffres et sensations se répondent. Mikhaïl dit à Aurore :
— Nous ne cherchons pas à prouver, mais à accorder. La Terre est un instrument. L’homme aussi. Quand ils vibrent ensemble, le réel devient transparent.
Aurore hoche la tête. Elle connait cette vibration : la chaleur monte des pieds jusqu’au cœur, puis elle gagne la nuque comme un fil de lumière.
— Ce n’est pas l’énergie, dit Mikhaïl. C’est une mémoire résonante. La nôtre et celle du monde qui se souvient en nous.
Les semaines passent. Aurore apprend à écouter les champs magnétiques comme une musique.
Une biophysicienne lui dit : — Ce que l’Occident appelle intuition n’est qu’une mesure qu’on ne sait pas encore lire.
Aurore reste sceptique.
Un soir, ils s’alignent sur la falaise. Le vent s’éteint, la mer retient son souffle. Sous leurs pieds, la roche vibre. Faible, lointaine d’abord, puis chacun la sent qui croît. Toutes les antennes de cuivre résonnent à l’unisson.
Mikhaïl murmure : — Voilà. Le monde nous dit oui.
Pour Aurore, c’est une évidence. Rocard, Saüquère et ces Russes suivent le même fil, portés par une même conviction. Le réel est un champ vivant dont l’homme n’est pas le spectateur, mais le nœud vibrant. Elle écrira : « Ils ne cherchent pas la vérité, mais l’accord. Quand la science cesse de comprendre pour commencer à s’accorder, alors commence la vraie recherche. »
Un soir, dans un café, un jeune chercheur l’a reconnue. Son ancien élève lui a parlé de son mémoire, de ses doutes qui le déchirent entre la science et l’intuition.
Aurore l’écouta, puis elle lui dit simplement :
— Ne choisis pas. Écoute jusqu’à ce que la preuve devienne évidence.
Je n’ai jamais fait une seule découverte selon le processus de la pensée rationnelle.
Dehors, la pluie tombait. Chaque goutte frappait le sol d’une note juste. Aurore marcha longtemps dans la nuit. Sous ses pas, la terre vibrait faiblement, fidèle, vivante.
Elle comprit que le monde n’avait jamais cessé de parler, seulement les savants avaient cessé de l’écouter.
Alors, sans tristesse, elle pensa à Rocard, à Saüquère, à Mikhaïl.
Et, levant les yeux vers le ciel mouillé, elle murmura : « Tout se passe, c’est tout. Et ça suffit. »
Anna, sainte-vierge et Déesse-Mère, vit depuis si longtemps qu'on a oublié son âge.
En 1989, une idée géniale a sauvé mon agence de communication qui battait de l'aile...
C'est admirable ce que tu fais. Tu me permets d'avancer le gigantesque puzzle d'Eden Saga.
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Deux siècles après sa mort, Heine reste un écrivain discuté, surtout dans son propre pays.
Dépêchez-vous, mangez sur l'herbe, un de ces jours, l'herbe mangera sur vous. (Jacques Prévert)