Ils marchent depuis l’aube. Sous les grands hêtres, la lumière coule en nappes blondes. Le sentier, ourlé de mousse, s’enfonce dans une forêt où le silence a quelque chose de pensif, presque religieux . Léa est chercheuse en écophysiologie végétale. Tom est biothérapeute. Il rêve d’un âge oublié où la pensée ne faisait qu’un avec la vie.

 

L’Herbier du Temps

Sont-ils mariés ? Sont-ils amants ? L’histoire ne le dit pas. Mais nul ne sait ce qui peut arriver. Ils sont très proches, en tout cas. Prenant une année sabatique, ils ont quitté la ville pour un an. Ils ont un but commun :

Comprendre ce que disent les arbres.

Xavier Séguintu es sur son site l’a écrit sans ambages : Les plantes t’entendent et te répondent, si tu prends le temps d’une véritable rencontre. (source) Chacun avec ses outils, ils veulent reprendre la voie tracée par Ernst Zürcher et par Séguin : Marier la mesure à l’émerveillement, le microscope à la prière silencieuse

Ils se sont installés au cœur de la grande forêt, dans une cabane de bois brut.

 

L’arbre éveillé

Chaque matin, Léa mesure la photosynthèse d’un vieux chêne.  Elle note : « Taux de sève stable. Réponse lumineuse conforme. Mais l’arbre semble plus éveillé à l’aube. »

Tom lit par dessus son épaule. Il rit doucement.
Ton chêne “semble éveillé”… Comme s’il avait des songes dans son sommeil.
Je sais, Tom… Ça paraît fou. Mais le flux change à l’aube. Quelque chose circule différemment juste avant le lever du soleil.
Tu t’approches de la forêt des symboles.

Les symboles, c’est ce qui reste quand on a tout oublié.

Lao Surlam

 

Arbres symboles : les sorciers d’Amérique

 

Rythmes et droiture

Léa n’aime ni cette ironie, ni ce ton de poète. Elle a choisi la rigueur. Mesurer, noter. Les semaines passent et ses relevés révèlent des rythmes étranges. Des variations qui ne coïncident ni avec la température, ni avec la lumière directe. Des cycles inexplicales. Elle se souvient d’un passage de Zürcher :

Les arbres vivent dans des rythmes cosmiques, solaires, lunaires, stellaires.
Leur biologie ne s’arrête pas aux racines ; elle participe du grand mouvement du monde.

Pour la première fois, ce n’est plus une hypothèse romantique. Léa y voit une piste tangible. Elle écrit :

« L’arbre ne dit rien, mais il pense lentement. Il ne choisit pas, il incline. Il ne décide pas, il persévère. Il n’a pas de morale, mais une droiture. » 

 

L’arbre pense

Tom passe des heures assis au pied des sapins, sans bouger, dans ce qu’il appelle la discipline de l’immobile. Il ne médite pas vraiment, il écoute. L’esprit humain, trop bavard, doit s’épurer jusqu’à devenir poreux, afin de percevoir ce qui ne parle pas en mots. Il montre à Léa cette citation tirée de l’article Parler aux arbres  : « Les arbres ne manifestent jamais la moindre agressivité. Ils sont pacifiques, mais pas passifs. Immobiles, mais actifs, ils font circuler des énergies qui sans eux nous feraient gravement défaut. » 

Allons bon ! Pour Séguin, l’arbre est un sage ? ironise Léa.
Oui, répond Tom. Moi aussi, je crois qu’il l’est. Sa raison n’est pas la nôtre. Il ne pense pas, il ressent. Il change avec une lenteur parfaite.
Et moi je cherche à prouver qu’il réagit à la lune. On finira par se rejoindre, toi et moi. 
Non, Léa. On finira par se taire ensemble. C’est alors qu’on se rejoindra.

 

Se rejoindre en forêt

 

Ami des arbres

La forêt se dilate d’une vigueur verte, presque insolente. Léa a disposé des capteurs autour de trois hêtres : toutes les deux heures, jour et nuit, elle enregistre la montée de sève.

Tom l’aide, silencieux, portant le matériel avec une sorte de révérence. Ses pensées reviennent toujours à Séguin, qui sent les arbres avec sa chair et son cœur : Qui veut parler avec les arbres doit d’abord devenir leur ami. Apprendre à reconnaître les essences. Préférer les chênes, les hêtres et les chataîgners : ce sont les plus loquaces. Les fruitiers âgés sont bien doux et agréables, tandis que les conifères se sont révélés les moins loquaces avec moi. (source)

La première nuit complète d’observation, ils dorment sous une bâche translucide, à quelques mètres des arbres. Le vent est doux, la lune rase les cimes.

 

Buveur de lumière

Vers deux heures, Léa se réveille : les aiguilles de ses instruments vibrent faiblement. Elle allume sa lampe : le flux augmente, comme si l’arbre pompait la lumière même de la lune.

Elle réveille Tom qui murmure :
Il boit la clarté du ciel. 
Tu plaisantes encore ?
— Non, Léa. Toi, tu mesures. Moi, j’entre dans le cœur de l’arbre, j’écoute ce que ça veut dire

Le lendemain, Léa recoupe les données. La corrélation est là. Ce n’est pas encore une preuve, mais c’est un signe. Sans qu’elle sache pourquoi, sa découverte l’inonde d’une joie d’enfant. 

 

Le chêne Bayeux à Hénanbihen, Côtes d’Armor. Xavier te le montrera.

 

Antenne ou gardien ?

L’été s’installe. Les oiseaux disparaissent dans les feuillages pleins. Les deux amis vivent en ermites : pain, fruits, rares légumes, nombreuses lectures. Leur langage commun est révélateur :  ils parlent de vibration, de rythme, de présence.

— Xavier Séguin raconte que chaque arbre a une fonction, sa personnalité, dit Tom. Certains sont guerriers, d’autres gardiens, et tous sont guérisseurs.
Et tu y crois ?
— Il ne s’agit pas de croire, mais de vérifier. Regarde celui-ci.  

Tom montre un grand sapin noir au bord du ravin.
Quand je m’assois près de lui, je sens en moi une colonne d’énergie. Il me redresse. Si c’était un gardien ?

 

Ce soir-là

Léa ne répond pas. Elle observe le même tronc, son écorce lisse, la symétrie parfaite des branches.
Ou une antenne. Un organisme vivant relie la terre et l’air par son énergie électrique, hydraulique. 
Chacun son alphabet. En fait, nous voyons la même chose.

Ce soir-là, chacun notera :
« L’arbre traduit nos deux langages. Il entend celui qui mesure, comme celui qui contemple. » 

 

Les frères pleureurs

 

Pas de magie

À la fin de l’été, Léa analyse les racines, le réseau souterrain. Le mycélium, ce maillage blanc qui relie les arbres entre eux. Comme les synapses relient les neurones du cerveau, se dit Tom.

Tu vois là une communication chimique ? Les arbres échangent des sucres, de l’eau, des signaux. Ils s’aident, ils se préviennent.
— Une fraternité silencieuse, fait Tom, pensif.
Exactement. C’est un langage articulé, sans mot, mais plus fidèle que la nôtre.

 

Les mains jointes des arbres

Tom regarde longuement les filaments sur l’écran.
— Les forêts anciennes sont des familles. Les racines sont leurs mains jointes.
Et moi qui croyais que la science tuait la poésie.
— Non, Léa. Elle lui donne un corps. C’est ce que cherchait Zürcher : un pont entre les deux.

Léa ne répond rien. Elle voit ce pont entre les deux. Un pont qui les unit, elle et lui.

 

Parler leur langue

La tempête a frappé la vallée. La cabane tremble, le torrent gonfle. Une nuit, un éclair frappe le grand pin noir. L’arbre brûle, se fend du haut en bas. Une averse l’éteint à temps. Tom veut s’approcher. Léa hésite.
— Il est encore chargé d’électricité.
Le pin fendu suinte de résine. L’air sent la cendre et la sève mêlées.
Il a pris la foudre pour nous, dit Tom. Il nous a protégé. C’est un guerrier.

Ou un gardien, pense-t-elle.

 

 

L’arbre qui parle au silence

 

La lumière de l’arbre

Pendant plusieurs jours, elle retourne voir le pin. Le tronc noirci bourgeonne, la vie refuse d’abdiquer. Les flux vitaux sont très actifs. Elle note : « La science explique le phénomène, mais l’arbre témoigne d’autre chose. Une volonté ou un instinct de lumière.« 

Tom murmure :
— Tu commences à parler leur langue.

Ils restent ainsi longtemps, à genoux sur la terre humide. Aucun rite, sinon la gratitude. Au loin, les geais crient comme pour les saluer. 

« Tout arbre est un temple dont les colonnes respirent«  écrit Léa. C’est encore du Zürcher.

 

Squelettes vivants

L’hiver est long. La forêt dort sous la glace. Les arbres, dénudés, laissent voir leurs charpentes comme des squelettes de cathédrales. Tom se remet à écrire son essai intitulé L’Intelligence des arbres. Léa, de son côté, met en ordre ses graphiques.

Sous la lune, la neige crisse. Ils se taisent. Tom murmure :
Tu entends ?
Rien.
C’est ça, justement. Leur langue, c’est le silence. Et pourtant, il y a réponse.

Je comprends bien Xavier Séguin, répond Léa. Il ne s’agit pas de croire, mais de sentir. Alors tout devient signe.
— L’attention, c’est aussi la méthode Zürcher.

 

Das ist unmöglich!! s’exclament les quatre Zürcher. Score final : Zürcher 4, Séguin 1.

 

Main dans la main

Le printemps revient. Léa et Tom décident de quitter la cabane à l’équinoxe, un an jour pour jour après leur arrivée. Le chêne du torrent a grossi, la mousse a changé de couleur. Avant de partir, ils gravent sur un morceau d’écorce :

Visible et invisible sont les branches d’un seul tronc.

Léa range ses instruments, Tom referme ses carnets. Ils se tiennent la main, un instant, devant le grand arbre.

Nous sommes venus pour comprendre, Léa. À présent, nous repartons pour agir.
Oui, mon Tom. Pour agir sans oublier de nous étonner.

Le vent passe dans les branches, emporte un peu de neige, un peu de pollen. Le chant des racines s’éloigne comme une respiration.

 

Merci

L’année suivante, ils publient leurs résultats conjoints. L’article est un pont. Il propose. Il aligne des équations et des poèmes, des diagrammes de flux lunaires et des pensées vibrantes.

« La forêt ne parle pas : elle se souvient. »

Certains scientifiques ricanent. D’autres y voient une ouverture. Mais Léa et Tom sont déjà loin. Ils vivent ensemble dans leur maisonnette perchée au bord d’un autre vallon.

Chaque matin, Léa mesure la rosée, Tom respire la forêt. Puis ils vont parler au jeune coudrier qu’ils ont planté ensemble. Parfois, quand le vent passe dans ses feuilles, une voix fraternelle leur murmure :

« Merci mes amis. Merci de m’avoir écouté. »

 

La forêt est un cerveau dont les arbres sont les neurones. (Tom)

 

Alain Aillet raconte…

 

 

Alain Aillet

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Alain Aillet

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