Aide-mémoire

Solitaire et son double

 

Salut Xavier. C’est encore Alain. Tu m’as envoyé un mail qui m’a pétrifié. Tu l’avais titré « effroyable solitude ». Pas gai, ce mail. Je ne sais si ma réponse te plaira : Effroyable Solitude a les initiales d’Eden Saga. Voici le récit que j’en ai tiré. Il te ressemble un peu…

Au crépuscule de sa vie — expression qu’il jugeait autrefois ridicule, comme un cliché de calendrier — il se découvrit pourtant au bord exact de ce crépuscule-là, celui où la lumière ne décline pas d’un coup mais se retire à pas comptés, laissant derrière elle des zones d’ombre de plus en plus vastes. Il allait avoir quatre-vingts ans. Le chiffre lui semblait obscène, presque hostile, comme une balafre infligée au temps.

Il vivait seul depuis longtemps. Pas seulement seul dans l’appartement étroit aux meubles patinés, mais seul dans cette façon qu’avait la mémoire de se refermer sur elle-même, de tourner en rond sans témoins. Il se sentait inutile. Mot terrible, plus dur que vieux, plus cruel que fini. Inutile : n’étant plus requis par personne, n’étant plus attendu nulle part.

L’ex-branché

Et pourtant, sa vie avait été tout sauf inutile, si l’on en croyait les traces éparses qu’il en restait — objets, carnets, coupures de presse jaunies, prototypes oubliés dans des cartons. Il avait été créatif, inventif, chaotique, branché, comme on disait autrefois avec un sourire entendu.

 

Branché, vraiment ?

 

Il avait traversé les décennies comme on traverse des pays en guerre : avec enthousiasme, arrogance, parfois avec mépris. Il avait eu des idées avant les autres, les avait souvent abandonnées avant leur maturité. Il avait fréquenté des artistes, des ingénieurs, des rêveurs, des opportunistes. Il avait aimé vite, quitté mal, blessé sans toujours s’en apercevoir.

À présent, il n’en restait qu’un homme assis devant une table en bois clair, un soir d’hiver, tandis que la pluie traçait sur la vitre des chemins qu’il n’avait pas pris.

Ce soir-là, la déprime ne vint pas en fanfare. Elle s’installa doucement, comme un froid intérieur. Il avait tenté de lire, sans y parvenir. Les phrases glissaient sur lui. La radio parlait à voix basse, inutilement. Alors il se leva, se servit un verre qu’il ne but pas, et resta longtemps debout au milieu de la pièce, à regarder ce qu’il appela soudain son territoire perdu.

 

Lucien

Il pensait à toutes les vacheries qu’il avait faite. La première saletéla vingtième plutôt? datait de ses vingt ans. Il revit aussitôt le visage de Lucien, un des multiples dessinateurs qu’il recevait chez Bayard Presse. Il n’avait jeté qu’un bref regard à son dossier de bd, des gribouillis raturés, des essais, des crayonnés sans sève ni rameau.

Il avait refermé le carton à dessin d’un geste sec et lui avait dit sèchement : « Laisse tomber le dessin. L’agriculture manque de bras. » La phrase était dure, odieuse, méprisante. Non seulement pour le pauvre gars, mais pire encore, pour l’agriculture. Lucien avait repris son book, était sorti sans un mot. Ils s’étaient perdus de vue. Tant de dessinateurs passaient lui présenter leur book, il a oublié l’incident et le bonhomme penaud.

 

Angoulème BD

 

Grâce à toi

Des années plus tard, à Angoulème BD, il avait fait la queue devant le stand d’un dessinateur, la star de l’année. Il voulait une dédicace de son nouvel album. Jamais il n’aurait reconnu le mauvais bédéisteartiste de bd de jadis. Mais le dessinateur, lui, l’a reconnu tout de suite. Tout en traçant sa dédicace, ce dernier lui rappela l’incident. La honte ! Il avait tout du parfait crétin.

Mais le bédéiste ne lui en voulait pas, au contraire : « Tu m’as vexé, oui. Mais tu m’as surtout obligé à me remettre en question. J’ai brûlé tous mes crobards pour me mettre au boulot sérieux. Fini le dilettantisme. Dix ans plus tard, voilà le résultat : un prix à Angoulème. Grâce à toi. » 

 

Le défi des oubliés

Grâce à lui ? Le vieillard qu’il était n’en revient toujours pas. C’est alors qu’une idée, absurde et grave, a surgi. Une idée de pénitent plus que de vieillard. Il se lança un défi, non pour se prouver qu’il vivait encore, mais pour mesurer l’étendue exacte de ses fautes. Retrouver dans sa mémoire les personnes qu’il avait méprisées.

Pas celles qu’il avait simplement négligées, ni celles qu’il avait aimées puis oubliées. Non. Celles qu’il avait jugées indignes de lui, insuffisantes, lentes ou ternes. Une par décennie, ça suffira. Il va leur écrire pour présenter ses excuses, ses regrets. Une lettre véritable, par la poste — ou seulement virtuelle, si le destin les a dispersées au-delà du possible.

Nous croyons conduire le destin, mais c’est toujours lui qui nous mène.

Denis Diderot

 

Il ne cherchait pas le pardon, non. Il cherchait la vérité.

 

…Comment ça branché ?! 

 

Qui perd gagne 

La décennie suivante est douloureuse. Trentenaire, il dirigeait une petite équipe de créateurs, convaincu d’être en avance sur son temps. Il avait écrasé sous son ironie une jeune femme, Claire, trop sérieuse à son goût, trop méthodique. Il l’avait renvoyée sans ménagement. Elle en avait pleuré. Il s’en souvenait parfaitement.

Il mit longtemps à la retrouver. Elle vivait à l’étranger. Il lui écrivit une lettre longue, précise, sans se disculper. Il parla de sa vanité, de son mépris déguisé en exigence. 

La réponse tarda plusieurs semaines. Lorsqu’enfin elle arriva, il a hésité à l’ouvrir. Claire usait d’un ton calme. Après son renvoi, elle avait douté, puis s’était formée autrement, avec courage. Aujourd’hui elle manage une équipe plus grande que toutes celles qu’il a eue. « J’ai appris de vous ce que je ne voulais pas devenir« , fut sa conclusion. Malgré tout, elle lui souhaita la paix.

 

Terre inégale

Ainsi alla-t-il, décennie après décennie, creusant sa mémoire comme une terre ancienne. Une terre ingrate. Pour la quarantaine, il choisit cet ami trahi par opportunisme. Pour la cinquantaine, un rival moqué pour son manque de modernité. Pour ses soixante ans, un voisin qu’il avait ignoré avec ostentation.

À chaque fois, l’adresse retrouvée, sa lettre partait. À chaque fois, la réponse est venue. Et à chaque fois, elle contredisait son récit intérieur. On soulignait des gestes qu’il avait oubliés, des paroles en l’air devenues fondatrices, des regards bienveillants qu’il avait eu à son insu.

La mémoire est une terre inégale. On y cultive ses fautes comme autant de monuments, et l’on ignore ses bontés comme on piétine des feuilles mortes.

À soixante-dix ans, il hésita longtemps. Qui avait-il méprisé récemment ? Peut-être ce jeune homme pressé, trop confiant, qu’il avait éconduit sans égard. La réponse fut brève : « Vous m’avez appris que le talent ne suffit pas. J’y pense souvent. Je travaille dur.« 

Le don ne dispense pas de l’effort, le talent ne dispense pas du travail, le génie ne dispense pas de l’humilité.

Lao Surlam

 

 

Passant passeur

Le dernier courrier fut le plus étrange. La décennie des presque quatre-vingts ans n’avait pas encore produit ses victimes. Alors il se choisit lui-même. Il écrivit une lettre qu’il n’envoya à personne. Il s’excusa auprès de l’homme qu’il avait été, de celui qu’il n’avait pas osé devenir et de celui qui s’en allait.

Lorsque tout fut terminé, il s’aperçut que l’hiver avait reculé. La lumière du matin entrait dans la pièce. Il ne se sentait pas rajeuni, mais calé. À sa juste place enfin. Ni inutile, ni héros. Il fut passant jadis, il l’est encore. Et aussi, un simple passeur de moments, d’idées, de phrases parfois trop dures, parfois salvatrices.

Il comprend alors que la solitude n’est pas l’absence des autres, mais l’ignorance de ce que l’on a laissé en eux. Et que la vie, même chaotique, même imparfaite, laisse presque toujours derrière elle une trace plus douce que le pas qui l’a produite.

Il range les lettres dans une boîte. Puis il s’asseoit, regarde le jour monter. Pour la première fois depuis longtemps, seul dans l’appartement étroit aux meubles patinés, il n’a plus honte de durer.

 

Alain Aillet raconte…

 

Merci Alain pour cet article magnifique — comme tous ceux que tu écris. Celui-ci me touche davantage, forcément. Pardon ? Ce n’était pas un article ? Aïe ! Trop tard, je l’ai publié. Sans oser le titrer Effroyable Solitude. Ah oui, j’oubliais ! Il y a un demi siècle, j’ai créé une petite agence de communication par la BD : Echo Vision. Tu as noté les initiales ?


Echo Vision = Effarante Vacuité. 

 

Si vous voulez le splendide albumetpetit album – le mot existe… en Suédois!,
dépêchez-vous, il m’en reste quelques-uns
que je vous dédicacerai avec un grand plaisir…

 

L’oiseau de la liberté vole en ligne droite et il ne s’arrête jamais.
Carlos Castaneda