Lisez la première partie : La quincaillerie des ombres

 

Une nuit, il entra dans une église vide. Les cierges étaient allumés, bien que personne ne fût là. Au fond, une femme priait. C’était sa grand-mère. Jeune. Belle. Le visage fermé par la perte. Elle ne le regarda pas, mais ses lèvres bougèrent :

 

Dis-moi

— Gabriel, dis-moi ce qu’il faut faire.
Jules-Marie sentit son cœur battre plus fort. Il voulut l’approcher. Mais la faille se referma. Comme une paupière qui s’abaisse.

Il se retrouva dehors. Le matin pointait. La ville moderne revenait. Les voitures, les klaxons, les vitrines.
Mais lui, il n’était plus tout à fait de ce monde. Depuis, Jules-Marie vit entre les failles.

Le jour, il marche dans notre monde. Il boit des cafés fades dans des bars froids. Il lit les journaux comme on lit les morts. Mais la nuit, il cherche les ouvertures. Il passe des heures à guetter l’instant où une ruelle se trouble, où une enseigne s’efface, où une horloge hésite. Il sait que quelqu’un l’appelle encore. Pas Edward. Ni Gabriel. Quelqu’un d’autre. Peut-être l’enfant qu’il aurait dû être, ou l’homme qu’il va devenir.

Il ne cherche pas à changer l’histoire. Il cherche la vérité. Pas celle des livres. Pas celle des procès. La vérité qui se cache dans les plis. Celle que seuls les fils de l’oubli peuvent entendre.

C’était une nuit sans lune. La ville était silencieuse, mais pas morte. Elle veillait. Jules sentait la faille pulser quelque part à l’est, dans un ancien dépôt de tramway abandonné depuis les années trente. Il y était passé cent fois. Mais ce soir-là, il y avait autre chose. Une tension dans l’air, comme avant un orage — mais plus ancien encore. Une mémoire électrique.

 

Les autres Jules Marie

Il franchit le portail rouillé. Il ne grinça pas. Le vent ne soufflait plus. Tout était suspendu.

Et alors, il les vit.

Deux hommes, debout, dans la lumière blême d’un réverbère qui n’existait pas. Deux lui-même. L’un portait un costume impeccable, des souliers bien cirés, une montre à gousset — il avait l’allure d’un notaire provincial ou d’un professeur de lycée des années cinquante. Son visage était calme, fermé. Il semblait avoir réussi. Une vie droite. Une vie qu’on respecte sans l’aimer. L’autre était vêtu d’un manteau râpé, les yeux cernés, les mains tachées d’encre ou de suie. Il portait un vieux cartable. Il avait l’air d’avoir vécu, mais à genoux. Son regard était vif, blessé, brûlant.

Ils le regardèrent sans surprise. Comme s’ils l’attendaient.
— Tu es celui qui est resté au bord du pont, dit le premier. Sa voix était neutre, comme un diagnostic.
— Tu es celui qui est descendu dans la faille, dit l’autre, plus doucement. Celui qui a accepté de se perdre pour comprendre.

Jules-Marie ne répondit pas. Il comprenait, à sa manière.

 

 

 

Le premier reprit :

Moi, je suis celui qui a fui. J’ai quitté la ville. J’ai fait des études. J’ai oublié le nom Menestrel. Je suis devenu « Jules Martin », et j’ai construit un mur autour de la faille. J’ai vécu tranquille. Tu veux voir mes enfants ? Ils sont en photo dans ce portefeuille. Mais ils ne savent rien.

Le second sourit tristement.
Moi, je suis celui qui a voulu tout dire. J’ai crié la vérité. Je l’ai portée comme une croix. On m’a pris pour un fou. J’ai perdu mon travail, ma femme. J’ai écrit des livres que personne n’a lus. Mais parfois, la nuit, j’ai rêvé de la quincaillerie. Et je me suis senti vivant.

Jules-Marie sentit un vertige. Il ne savait plus s’il les regardait, ou s’il se regardait lui-même dans un miroir brisé.
Pourquoi suis-je ici ? demanda-t-il.

Le premier répondit :
— Parce que tu n’as pas choisi. Tu es celui qui hésite encore. Tu portes tous les possibles. Et tant que tu ne choisis pas, la faille reste ouverte.

Et si je refuse ?

Le second haussa les épaules.
— Alors d’autres viendront. Des fragments de toi. Des éclats. Jusqu’à ce que tu comprennes que tu n’es pas seul à décider. Ce que tu es, affecte ce que tu as été. Et ce que tu seras…

 

Ce que tu seras

Le réverbère vacilla. Un instant, les trois Jules-Marie se superposèrent. Puis le silence retomba.

— Il y a encore une porte, dit le premier, en reculant dans l’ombre. Mais elle est plus loin que la ville. Elle est dans ce que tu ignores de ta propre lignée. — Et ce que tu refuses de voir en toi-même, ajouta le second.

 

Ils disparurent.

Pas dans un éclat, ni dans la lumière, mais comme s’ils retournaient dans l’espace entre les secondes. Jules-Marie resta seul, mais il ne l’était plus.

 

Derrière lui, la ville reprenait sa respiration.
Devant lui, un nouveau couloir venait de s’ouvrir.
Peut-être vers un père.
Peut-être vers un fils.
Peut-être vers un autre Jules-Marie encore.

 

 

Encore

Il ne faut pas croire que les failles naissent des grands événements. Les batailles, les bombes, les révolutions n’ouvrent pas les failles. Elles laissent des cicatrices, certes. Mais les failles… non.

Les failles naissent du minuscule.

D’un geste manqué.
D’un regard évité.
D’un silence à l’instant exact où il aurait fallu parler.

La faille de cette ville de l’Est est née en quatre instants. D’abord, la voiture. Une Lanchester britannique. Robuste, boiteuse, mal entretenue. Trois hommes à l’intérieur. L’un d’eux — Edward Lancing — conduit, ivre. Les deux autres rient. L’un chante même, un vieux chant de pub gallois. La nuit est glacée. Le pont approche.

Ensuite, l’erreur. La confusion des sens de circulation. À Londres, on roule à gauche. Ici, non. Mais Edward ne le sait plus. Il voit le pont, l’embrasse des yeux, ne le lit pas. Il tourne le volant dans la brume.

 

Et puis le choc

Gabriel Menestrel serre contre lui un sac de boulons, comme un enfant qu’on protège. Il ne voit rien. Il entend le moteur, se retourne. Trop tard.

Son corps frappe le capot avec un son mou. Le sac éclate. Les boulons roulent sur les pavés, tintant comme une pluie d’aiguilles.

Enfin, le silence.

Les soldats crient. Mais c’est un cri militaire. Un cri de panique ordonnée. Déjà, on cherche à étouffer. On referme. Un officier arrive. Les ordres tombent. On embarque Edward. On prévient à peine la veuve. On classe.

Mais ce que personne ne voit, c’est l’instant exact où la faille s’ouvre. Ce n’est pas la mort. Ni la peur. C’est le refus de voir.

Une injustice trop nette, trop immédiate, trop ignorée.

 

 

À cet instant

À cet instant précis, dans l’angle du pont et de la vitrine, une membrane s’est déchirée. Le temps a reculé d’un pas. Et le lieu est resté figé, comme une paupière restée entrouverte. Depuis, chaque soir anniversaire de novembre, à 19h23, les couches se chevauchent. L’air tremble légèrement. Les chiens s’agitent. Certains enfants pleurent sans raison. Et ceux qui ont en eux du sang mêlé à ce soir-là — comme Jules-Marie — perçoivent le battement sourd de la faille. Car une faille n’est pas une plaie. C’est une attente. Une mémoire qui ne veut pas mourir.

Un point de rupture si net qu’il en devient sacré, non par grandeur, mais par nécessité. Et tant qu’un héritier — par le sang ou par la honte — n’aura pas traversé jusqu’au bout, la faille restera là. À moitié visible, à moitié vivante.

Comme un vieux clou qu’on n’arrive pas à extraire du bois. Jules-Marie avait cru qu’il franchirait. Que la faille n’était qu’une frontière. Qu’au-delà il y aurait un cœur. Une vérité. Une fin.

Mais la faille, il l’apprit peu à peu, n’avait pas de centre. Elle était tous les centres à la fois.

Un soir, il poussa une porte dans une ruelle effacée. Elle n’existait pas la veille. C’était un simple encadrement de bois noir, sans poignée, sans seuil. Mais derrière, il n’y avait pas une pièce. Il y avait autre chose.

 

Il entra

Et le monde bascula. Ce ne fut pas un voyage. Ni un rêve. Ce fut une dislocation.

Il vit la quincaillerie — mais sans Gabriel. Puis la quincaillerie — avec deux Gabriels. Puis la quincaillerie — tenue par Edward Lancing, vivant, heureux, parlant français, marié à la veuve Menestrel. Puis une ville sans pont. Puis une ville submergée. Puis une ville allemande. Puis une ville où lui-même — Jules-Marie — n’était jamais né.

Les scènes passaient, lentes, impassibles. Comme des diapos sans projecteur. Il tomba à genoux. La faille n’était pas un accident. Elle était un nœud, un point où toutes les versions du monde se frottaient sans jamais se confondre.

Il entendit une voix. La sienne. Venue d’ailleurs.
Tu ne peux pas passer. Parce qu’il n’y a rien à atteindre. Il n’y a que les combinaisons. Les mille formes de ce qui aurait pu être. Et aucune ne l’emporte.

Il se releva. Ou pensa se relever. Devant lui, il y avait un enfant. Peut-être lui. Peut-être son fils. Ou un enfant jamais né, fruit d’un monde où la faille ne s’était jamais ouverte.

L’enfant tendit la main.
Tu n’es pas celui qui franchira. Tu es celui qui voit.

 

 

Alors

Alors Jules-Marie comprit. La faille n’était pas un lieu, mais une fonction, une tension, une déchirure dans la continuité, provoquée par l’injustice initiale — cette injustice qui n’a jamais été confrontée.

Il recula. Lentement. Sortit par la porte. Le monde revint. La pluie. Les voitures. Les ombres. La solitude. Mais il savait. Il ne traverserait pas. Il habiterait la faille, serait le témoin. Celui qui regarde tous les mondes possibles et choisit de rester dans celui qui n’a pas su éviter le drame. Parce que c’est là qu’est et reste la mémoire.

Et dans ce monde-là, chaque soir à 19h23, sur le pont, les boulons roulent encore. Et un certain soir de novembre, la faille s’y ouvre. Jules-Marie vit finalement dans le seul monde qu’il ait jamais vraiment connu : celui où le pont a tué un homme, où la quincaillerie a fermé, où les Menestrel se sont dispersés comme du vieux plomb fondu.

Il a repris un appartement dans la vieille ville. Au-dessus d’une boutique vide. Il travaille au musée local. Il classe les archives. Il restaure des plans anciens. Personne ne le remarque vraiment. Mais il est là.

 

Il n’écrit pas. Il ne parle pas de ce qu’il sait. Il n’a pas de message, pas de mission. Il n’est pas un prophète. Il est un homme qui a vu — et qui a choisi de rester. Il accepte la trame. Il l’habite. Celle où les fautes ne s’effacent pas, où les blessures ne se referment pas toujours. Où les fils non désirés peuvent apprendre à marcher droit, malgré l’absence. Où les morts sont morts pour de bon, et les vivants peinent à comprendre pourquoi.

Il accepte même de ne rien réparer. Il sent son ancrage au réel, comme s’il disait à l’univers : Je sais que tu me contiens, que je suis l’un des tiens, que je pourrais être ailleurs. Mais je suis ici. Et je reste.

Peut-être finalement est-ce ce que l’univers attendait de lui. Une fidélité, à une ligne de réalité parmi des milliards, à un pont où rien ne s’est arrangé. Mais où quelqu’un, un soir, est revenu. Jules-Marie n’a plus besoin « d’aller au pont », le besoin s’est effacé. Non par oubli — jamais — mais par intégration. Le pont vit désormais en lui. Il continue sa vie dans la ville — cette ville qui ne se doute de rien, qui a oublié les Menestrel, le choc, les soldats, les boulons. Il lit. Des poèmes de Musset, entre autres. Il regarde les saisons passer sur les façades défraîchies. Il parle peu. On le dit discret, posé.

Certains, sans savoir pourquoi, baissent la voix en sa présence.

 

 

À19h23

Mais chaque jour, à 19h23, il s’arrête. Où qu’il soit. Dans la cuisine. Dans la rue. À la bibliothèque. Ce n’est pas un arrêt brutal, c’est un infime ralentissement, comme une respiration suspendue. Pas un rituel, ni une superstition, mais un accord profond. Comme si son être, depuis la faille, vibrait à l’heure exacte du basculement. Une corde sensible, tendue entre les mondes, qui résonne doucement quand passe cette minute-là.

Il ne regarde pas l’heure. Il la sait. C’est une présence. Celle qui perdurera certaines générations, l’étonnement en plus pour ces descendants qui ne comprendront pas pourquoi eux regardent leur montre si souvent précisément à cette heure-là. Il ne cherche plus, ne se demande plus pourquoi lui, pourquoi ce lieu, pourquoi cette vie. Il sait que cela suffit. Que porter le poids d’un monde — même un monde tordu, brisé, inachevé — est parfois plus noble que d’en explorer mille autres. Il est resté. Et rester, dans un monde qui glisse, est une forme de courage.

Alors à 19h23, il sourit parfois. Pour lui seul, citant avec ironie et recul sur lui-même « Les grands Hommes sont toujours seuls ».

La faille est toujours là.

Elle n’est plus un gouffre, mais est devenue le diapason invisible de son âme. Et quand il mourra — car il mourra comme tout homme — sa vie accomplie, il rejoindra simplement, par fidélité, la vibration de 19h23.

 

Signé Alain Aillet

 

 

Alain Aillet

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