Depuis toujours je suis allergique aux chiffres. Ils ne me disent rien, je les ignore et les confonds sans malice. Vauriens, ils se valent tous. Plongé dans Les étoiles de Compostelle, roman médiéval sur l’art des bâtisseurs sacrés, sublime clé de voûte qui chaque fois m’envoûte, je savoure les aventures de l’apprenti charpentier Jehan le Tonnerre, Jean coup de foudre. Et je tombe sur un passage ignoré qui justifie mon dégoût numérique.

 

L’apprenti

Jehan le Tonnerre est un futur charpentier, un lapin, tel est le nom des apprentis chez les Jacques. Jehan rêve d’être un charpentier d’église. Il sait qu’il portera bientôt sur sa cotte le signe de la patte d’oie. Il sera bientôt pédauque. Pour l’instant il n’est qu’élève — noble mot : l’élève est celui qu’on élève et qui s’élève. En langue d’Oc, un pédauque ou pedocca est un enfant de Maître Jacques ou un petit de la Mère L’Oie.

Jehan sera bâtisseur, un de ceux qui élèvent des églises pour l’homme et non pour dieu. Tout en marchant avec les compagnons passants, ce lapin de charpente reçoit des leçons de construction sacrée, car rien de bon ne s’apprend assis ou couché. C’est en marchant que l’on est sage et que les pensées se mettent dans l’ordre qu’il faut. Peu à peu, pas à pas, il s’initie à l’art du trait, géométrie de proportions et de rapports, sans chiffre aucun — science aimable ! 

À chaque halte, l’élève se fait la main sur le chêne des boisages, sans lesquels nulle voûte ne pourrait s’élever. Les pierres taillées sont posées dans l’ordre sur l’arceau de chêne, et quand leur équilibre est verrouillé par la clé de voûte, l’arc est en tension. Les pierres seront soumises à la forte pression que l’édifice entier exerce sur la voûte. Ainsi elles pourront œuvrer dans le corps des moines et des fidèles, transmettant l’énergie d’éveil à tous et à chacun.

 

 

Déchiffrage

L’ascension de Jehan vers la cime de lui-même est un régal de chaque page. Que de secrets édifiants apprend-il, et le lecteur avec lui ! L’auteur de ce livre des livres, Henri Vincenot, a titré son chef d’œuvre Les étoiles de Compostelle. Je sais déjà qu’elles sont sept. Malgré mon dégoût des chiffres, j’ai retenu celui-là. Elles m’évoquent sept étoiles magiques, nos mères célestes qui composent la Grande Ourse, en latin Ursa Major, qui s’écrit Ur Samaj Or  dans la langue d’or.

Je tombe sur le passage qui m’éclaire et me conforte.  « Des chiffres ? Il n’en utilisait jamais. Peut-être en existait-il quelque part, mais Jehan n’en avait jamais rencontré, et il semblait bien que ses maîtres n’en eussent point vu non plus. L’homme peut parfaitement vivre, créer et procréer sans chiffre. Le chiffre est une invention du diable. C’est à coup sûr le fruit de l’arbre défendu. Et les cuisines que l’on peut en faire en les combinant sont un poison mortel.

Quant à cette science, que les Arabes ont osé apporter de leur terre à scorpions, et qu’ils nomment ‘al djebra’, c’est sperme du diable ». (H. Vincenot, Les étoiles de Compostelle, p.201)

Que le lecteur pardonne le franc parler de Vincenot, il est le miroir de la langue médiévale et des mœurs de l’époque, où les Arabes avaient confisqué le tombeau du Christ Jésus à Jérusalem. Étrange destin de cette ville trois fois sainte, pour les Chrétiens, pour les Juifs et pour les Musulmans.

 

Initié

L’initié Vincenot en savait plus long encore. Si on décompose djebra en deux mots, on trouve Ra, le Soleil Invaincu, qu’on appelle aussi Rama, Ramos ou Ram. Il est le dieu bélier, le père fondateur du monde actuel. Le début du mot, djeb, désigne une des cités les plus anciennes et les plus influentes d’Égypte : on y trouve la trace d’un roi de la première dynastie, Ouadjib. Dans la cité de Djeb, un culte est rendu à la déesse scorpion Hededet ou Serket. Son avatar justifie la péjorative « terre à scorpions » de l’auteur.

Il faudrait donc penser que al djebra, l’algèbre, est originaire de cette vielle cité, au temps de Rama. Conquérant, pacificateur, civilisateur mais d’abord prince charmant, Rama a enfanté une innombrable progéniture. Dieu premier de la Vieille Religion druidique, il est devenu le diable pour les nouvelles religions. D’où le sperme du diable. Les Chrétiens connaissent le nombre maudit par Jésus lui-même, 666. C’est le chiffre de la Bête, ce diable reptilien, le serpent tentateur de la Genèse. Une autre image de Ra ? On peut le croire.

Vincenot affirme que non seulement le chiffre de la Bête, mais que tous les chiffres sont une invention du diable, et j’y souscris. Qui donne son âme aux chiffres la perdra. La liberté, la vraie, commence après leur grille qui nous encage. Sans les chiffres, pas d’argent, pas de vente, pas de banquiers, pas de spéculateurs. Sans les chiffres, on retrouve l’état de nature cher à Jean-Jacques Rousseau. Précurseur des soixante-huitards, il mérite le titre de baba cool honoris causa. Je le lui donne volontiers post mortem.

La falsification de l’histoire a fait plus pour tromper les humains que toute autre chose de l’humanité. (Jean-Jacques Rousseau)

 

 

Vendue l’âme

On connaît l’adjectif enchiffonné. Au sens figuré, il dit d’une personne qu’elle a la mine fatiguée. Ma mère, la chère Loulou experte en langage décalé, employait cet adjectif dans un sens plus large. Mauvaise mine, parfois, mais surtout absence d’idées claires, confusion mentale, ralentissement ou absence de compréhension. Détail révélateur de son état d’esprit, elle ne disait pas enchiffonné, mais enchiffronné. La racine chiffre était pour elle une évidence. Comme je tiens d’elle !

Pour Loulou, être enchiffronné, c’était avoir vendu son âme aux chiffres diaboliques. À sa suite, l’enfant que j’étais a pris cette habitude de dire enchiffronné au lieu d’enchiffonné, et la faute me convient encore. De même, j’ai longtemps nommé des pinces à épiler du nom qu’elle leur donnait, des précelles (sic) au lieu de bruxelles (qu’on prononce brucelle).

Au lieu des chiffres je choisis les friches, au chiffrage je préfère le déchiffrage, au chiffrement le déchiffrement. Aussi suis-je à ma place pour exhumer le sens derrière le mythe, la vérité sous la légende. Maudissant les comptes et les compteurs, j’adore les contes et les conteurs. Luttant patiemment contre la frénésie calculatrice et le diktat des chiffres, j’apprécie ceux qui racontent des histoires : ils font œuvre de salut public. Loin des chiffres et des relevés de compte, ils vivent de l’air du temps et se nourrissent du plaisir qu’ils donnent.

…mais si l’envie vous prend d’améliorer mon ordinaire, allégez-vous donc de quelques chiffres en utilisant le formulaire de don.

Le petit bourgeois se noie dans les eaux glacées du calcul égoïste (Karl Marx – Friedrich Engel)

 

Qu’on ne me parle pas non plus de numérologie ! Je laisse ces superstitions démoniaques au diable qui les a conçues. Le nombre est l’ennemi de l’être. Plus inhumaine que celle qu’a fustigé Molière, la médecine actuelle n’est qu’une salade de chiffres, entre la numération globulaire et les courbes chiffrées. Les toubibs se zombifient. L’écran, chiffreur impénitent, les pilote à coups de 1 et de zéro. Colonnes vertigineuses de chiffres dénués de sens commun, voici le cœur mort de toutes les disciplines actuelles. Dire que certains ne croient pas au déclin !

 

 

Demain

On peut tout bâtir sans les chiffres : des églises, des cathédrales, et même des vies humaines. Débarrassé de cette plaie vive, l’humain retrouvera le don, le troc, la joie de donner le meilleur de soi, le bonheur du partage, la grande force de la solidarité. Je sais à présent que mon dégoût des chiffres s’enracine dans la lointaine conscience celtique, qui remonte bien avant le Moyen-Âge. Même l’Antiquité est trop récente. Il faut aller chercher plus loin dans un passé brumeux, où la grande lumière de l’enseignement divin reste brouillée par l’incrédulité.

Un jour, le voile tombera, l’Isis nue sera en chaque humain, et d’un seul cœur le peuple uni marchera vers sa rédemption. Ce jour-là, je le souhaite prochain, pour qu’il arrive avant la fin du monde. Alors la dictature du chiffre, du chiffrage, du chiffrement et de la numération, définitivement inutile, tombera comme peau morte. La mue qui régénère, l’aurore qui éveille, l’amour qui transporte aideront le peuple humain dans sa longue traversée du désert. Dans ce printemps pour l’âme, il verra reverdir le béton en ruine. Pas seulement celui des hideux bâtiments, mais le béton des cœurs tombera en poussière.

 

Xavier Séguin

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Xavier Séguin

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