Hervé l’Ancien

 

Hervé frémit. Face à tant d’horreurs, il s’interroge sur la société occidentale, ce qu’elle est devenue, sa place dans le monde. Irréductible, le grand écart entre hier et l’ensauvagement d’aujourd’hui, l’inquiète profondément. Le manque d’élégance de la jeunesse va de pair avec sa vulgarité et cette indifférence croissante à l’égard des anciens. Tout mépris rend méprisable.

 

Déclin

Hervé a 64 ans et vit près d’une grande ville. Il voit sa banlieue douce d’autrefois — pourtant populaire, certes, mais digne et vivante — se transformer en un théâtre d’aliénation. Il s’interroge, acide mais lucide, sur la quête de sens dans un monde en déclin.

Ce n’est pas l’aigreur qui envahit l’ancien, mais un désespoir mélancolique. Et surtout le refus. Il pense au courage — quel qu’en soit le degré — de simplement dire non. Accepter tout en bloc est d’une lâcheté bien plus commode.

L’humanité, Hervé la considère comme une valeur d’héritage. Et il pressent que si tout bascule, le besoin d’altérité redeviendra une nécessité fondamentale. 

Changer tout pour une vie qui vaille le coup. Changer tout, changer tout, changer tout.

Michel Jonasz

 

Il sait trop bien que la division fut pensée, organisée, préméditée. Mais ce que les élites ont sous-estimé, c’est la puissance tranquille, irréductible, du non. Et sans besoin de théorie ni d’utopie, il devine au plus profond de lui que seule la beauté sauvera ce qu’il reste à sauver.

Car au milieu des ruines, il reste encore une citadelle : celle, inviolable, que chacun porte en lui.

Trois idéaux ont éclairé ma route et m’ont souvent redonné le courage d’affronter la vie avec optimisme : la bonté, la beauté et la vérité.

Albert Einstein

 

Avant les ruines

Le ciel est bas, comme s’il pesait de tout son poids sur les toits gris de cette banlieue qu’il a connue autrement. Il marche lentement, la main au fond de la poche de son manteau élimé, les yeux à demi plissés sous la lumière crue d’un matin sans chaleur. Une odeur de plastique brûlé flotte, mêlée à celle plus familière — mais devenue rare — des platanes suintant après la pluie.

Hervé avance dans cette rue qu’il appelait jadis « sa rue ». Ce n’est plus la sienne. Elle ne l’est plus depuis longtemps. Il la regarde comme on regarde une femme aimée devenue étrangère, repeinte à grands coups de mauvais goût, maquillée à l’excès, tapageuse.

Des tags couvrent les murs de l’école où il avait appris à lire. L’élégance désuète des lettres cursives qu’il avait dû copier des centaines de fois a cédé la place à des insultes anonymes, des mots d’une violence creuse, barbouillés à la va-vite, sans autre message qu’un cri de défi vain. Ce refus-là n’est pas le sien.

Il se souvient. Il revoit les visages d’enfants rieurs, l’accent rocailleux des anciens, les voix qui portaient sans hurler. Aujourd’hui, les jeunes passent sans le voir, oreillettes vissées, joggings informes, regards absents ou arrogants. Aucun bonjour, pas même un frisson d’attention. Il n’est plus qu’un décor, une silhouette que le vent peut emporter sans troubler personne.

 

 

Veilleur inutile

S’il s’étonne de cette indifférence, il s’en désole aussi, avec une lucidité acide. Le respect, ce vieux mot qu’on n’ose plus prononcer, s’est dissipé comme les fumées du charbon, comme le silence du dimanche, comme la joie d’être ensemble, jeunes et vieux, autour de la table.

Hervé ne blâme pas seulement les jeunes. Inutile de chercher un coupable. Il sait que ce monde s’est défait lentement, sans fracas, à coups de compromis, de lâchetés successives, de renoncements polis. Une société qui a préféré le confort au devoir, le droit au sacrifice. Il pense à ses parents, modestes mais dignes, et il se demande ce qu’ils penseraient de tout cela. Lui-même, il ne sait plus très bien s’il doit s’indigner ou se résigner.

Il se sent, tout à coup, comme un témoin de trop. Un veilleur inutile. L’Occident, se dit-il, est comme ce banc fissuré sur lequel il s’assied un instant — usé, abandonné, autrefois solide et accueillant, désormais sale, bancal, voué à disparaître. Il pense à Rome, à Byzance, à toutes ces civilisations qui se sont effondrées non pas sous les coups des barbares, mais bien avant, quand elles ont cessé de croire en elles-mêmes.

Hervé pense à Cicéron, Suétone, Aristote et tous ces anciens qui ont vécu la même nostalgie lucide. Son prof d’histoire ancienne avait une liste de citations, étalées sur plusieurs milliers d’années, de vieux qui se plaignaient des jeunes : ils conduisent leurs chars trop vite dans les rues, ils ont des coiffures bizarres, ils portent des vêtements étrangers étranges, ils ont perdu les vertus de leurs ancêtres, remontant jusqu’à l’ancienne Sumer.

Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui sont en mer.

Aristote

 

Le progrès ? Quel progrès ?

« Dans le Kali Yuga, les jeunes n’auront aucun respect pour leurs aînés et se rebelleront contre les valeurs traditionnelles. Les coutumes prescrites par les Védas seront ignorées. » (Manusmṛti ou Lois de Manu, antérieures au Kali Yuga)cad 2000 Avant l’Ere Commune

« Je ne vois aucun espoir pour l’avenir de notre peuple s’il dépend de la jeunesse frivole d’aujourd’hui, car il est certain que tous les jeunes sont inconsidérés au-delà des mots. Quand j’étais jeune, on nous apprenait à être discrets et respectueux des aînés, mais la jeunesse actuelle est extrêmement irrespectueuse et impatiente de toute contrainte. » (Hésiode, 8e siècle AEC).

« Que se passe-t-il avec nos jeunes ? Ils manquent de respect à leurs aînés, ils désobéissent à leurs parents. Ils ignorent la loi. Ils se révoltent dans les rues, enflammés par des idées folles. Leur morale se dégrade. Qu’adviendra-t-il d’eux ? »  (Platon, La République, 5e siècle AEC)

«Les jeunes sont idéalistes parce qu’ils n’ont pas encore été humiliés par la vie, ni expérimentés la force des circonstances. … Ils pensent tout savoir, et en sont toujours bien sûrs.» (Aristote, Rhétorique, 4e siècle AEC).

« L’âge de nos pères était pire que celui de nos grands-pères. Nous, leurs fils, sommes plus nuls qu’eux ; ainsi, à notre tour, nous donnerons au monde une progéniture encore plus corrompue. »  (Horace, Livre III des Odes, 1er siècle AEC).

« Les jeunes d’aujourd’hui ne pensent qu’à eux-mêmes. Ils n’ont aucun respect pour leurs parents ou les personnes âgées. Ils sont impatients de toute contrainte. Ils parlent comme s’ils savaient tout, et ce qui passe pour de la sagesse chez nous est de la folie pour eux. » (Pierre l’Ermite, 13e siècle). 

 

 

Monde sans âme

Dans sa poche, ses doigts serrent un vieux briquet sans flamme. Hervé ne fume plus depuis longtemps. Il garde l’objet par habitude, inutile talisman d’un autre temps. Tout autour de lui bruisse une langue qui n’est pas la sienne, pas celle de ses souvenirs, ni même celle de ses rêves. Il n’a pas peur, non. Mais il ne comprend plus. Et le pire, peut-être, c’est que plus personne ne cherche à expliquer.

Il marche parce qu’il n’a rien d’autre à faire. Il marche toujours, le pas un peu plus lourd, non par fatigue, mais par cette gravité intérieure qui s’installe quand on se sait en trop. Non pas en marge, mais en excès. L’aigreur le suit, tapie derrière son pas traînant, mais il ne cède pas. Pas encore. C’est une promenade, après tout. Une promenade dans les ruines d’un monde qui s’ignore.

Comme si le monde, dans sa course effrénée, avait dépassé quelque seuil invisible qu’on ne franchit pas sans y laisser son âme. Ce n’est pas la colère qui le tient. Ce n’est plus l’aigreur. C’est un désespoir calme, vaste, d’autant plus profond qu’il ne cherche plus à se débattre. Il n’est pas de ceux qui geignent. Il hait la plainte. Il l’a toujours tenue pour sœur de la défaite.

Mais il sent en lui ce quelque chose de triste qui flotte, persistant, cette brume de mélancolie qui se lève quand on regarde trop longtemps un monde auquel on ne croit plus. Pas parce qu’il serait devenu brutal — il l’a toujours été —, mais parce qu’il est devenu vide. Creux. Un monde d’écrans et de signaux, d’urgences triviales et de convictions molles. Plus rien n’est tenu. Plus rien n’est pesé. Tout se dissout dans l’instantané et l’abandon.

N’oublie jamais que tout est éphémère, alors tu ne seras jamais trop joyeux dans le bonheur, ni trop triste dans le chagrin.

Socrate

 

Refus

Il pense à ce mot, soudain, comme une révolte silencieuse : refus. Dire non. À cette déferlante de vulgarité, à l’arasement des différences, à la tyrannie du divertissement, à l’amnésie organisée.

Dire non, non pas par nostalgie réactionnaire, mais par fidélité. Fidélité à ce qu’il a aimé, à ce qu’il a su beau, noble, digne.

Dire non parce que dire oui serait un mensonge. Il ne rêve pas d’un retour en arrière — il n’est pas dupe — mais il se refuse à cautionner la suite. À faire mine de comprendre ce qui, fondamentalement, l’écœure. Ce monde qui a érigé l’outrance en liberté et l’indifférence en tolérance.

Hervé pense au courage. Pas celui des héros de bronze, mais celui, plus humble, plus silencieux, de ceux qui tiennent bon. Qui ne renoncent pas à penser, à juger, à nommer les choses. Il songe à cette phrase lue jadis dans un livre oublié : « Le dernier acte de courage, c’est de rester debout dans un monde à genoux. » (1)

Même seul, même vieux, cela vaut encore.

(1) « Es mejor morir de pie que vivir toda una vida arrodillado », ie « Mieux vaut mourir debout que vivre toute une vie à genoux. » Emiliano Zapata (1879-1919)

 

 

L’homme précontraint

Il lève les yeux. La rue de son enfance est là, défigurée, bruyante, étrangère. Mais il s’y tient encore, droit, même si cela ne sert à rien. Il ne demande pas à ce que le monde lui ressemble. Il ne demande rien, en vérité. Il ne quémande pas un retour d’ordre, ni un miracle. Il veut juste garder le droit de dire non. Ne pas plier. Ne pas s’abandonner au néant joyeux.

Dans ce refus, il y a peut-être, malgré tout, une forme d’espérance. Fragile, mais tenace. Une braise.Breizh Atao! Un reste d’humanité.

Ne perdez pas confiance en l’humanité. L’humanité est un océan. Si quelques gouttes de l’océan sont sales, l’océan ne devient pas sale pour autant.

Mohandas Gandhi

 

Malgré lui, sans y songer, Hervé s’est arrêté au coin de la rue. Y trônait jadis un vieux kiosque à journaux remplacé par un distributeur de colis. Signe des temps… La consommation individuelle remplace l’information pour tous. 

Le vieil Hervé observe, immobile. Absent dirait-on. Mais non : en lui, tout est présence. Rien ne lui échappe. Lucide. Sa conscience tendue, pèse chaque détail. Les façades sans grâce en béton précontraint (2). Les enfants qui ne jouent plus. Les passants qui s’évitent. Les regards fuyants. Et cette humanité autrefois palpable, charnelle, vibrante dans les échanges simples, il ne la voit plus qu’en filigrane — mémoire résiduelle dans le béton fissuré.

(2) La précontrainte est une technique de construction des structures  en béton qui consiste à créer des efforts internes dans le matériau avant de le soumettre à une charge. En effet, le béton est un matériau qui résiste bien à la compression, mais pas à la traction …comme les humains d’aujourd’hui.

Déclin organisé

L’humanité, pour lui, n’a rien d’un slogan. Ce n’est pas un projet, ni une conquête. C’est un legs, un dépôt fragile reçu de ses pères et qu’il aurait voulu transmettre, intact, ou du moins vivant. Elle se loge dans la main tendue, le mot juste, le silence respectueux devant l’ancien, la pudeur face à la souffrance. Elle est faite de gestes simples, de fidélités muettes, d’élégance discrète. Tout cela semble s’être évaporé.

Et pourtant — il le sent — cette humanité-là, qu’on croyait dépassée, redeviendra nécessaire. Non par morale, mais par survie. Il devine que si tout vacille — et tout vacille déjà —, alors le besoin de l’autre refera surface, comme une évidence première. Pas l’« autre » abstrait, communautarisé ou revendicatif, mais l’autre humain, compagnon de désarroi, semblable dans l’effondrement. L’altérité réelle, concrète, face à la peur, au chaos, à la solitude immense qui s’installe déjà dans les cœurs saturés d’individualisme.

Il ne croit plus aux grands discours. Il sait, d’expérience, que cette division, cette fracture du tissu commun, n’est pas le fruit du hasard. Il l’a trop observée se mettre en place avec méthode. Fragmenter, séparer, isoler : dresser les hommes les uns contre les autres, diluer les appartenances, moquer la transmission, détruire les repères — tout cela a été voulu. Pensé. Organisé. Il en est sûr.

Mais il sait aussi — piètre consolation — que les puissants, dans leur cynisme glacé, n’ont pas mesuré la portée d’un simple non.

 

 

Certitude

Ce non qu’on ne crie pas mais qu’on porte. Ce non qu’on vit, ce refus intime, radical, de se laisser happer. Refus de la laideur. Refus du mensonge. Refus de la servitude sous toutes ses formes. Notre citadelle inviolable est une cathédrale de silence au cœur du fracas.

Et alors, au milieu de ces pensées qui s’enchaînent comme des plaques tectoniques, une intuition inonde Hervé — une certitude limpide, presque violente dans sa clarté : la beauté est la seule issue.

Pas la beauté décorative ou complaisante, mais celle, nue, exigeante, qui élève. La beauté comme contrepoison, comme résistance. Une lumière qui ne se discute pas, qui ne se consomme pas, qui ne se marchande pas. 

Il le sait désormais : rien ne pourra l’arracher à ce noyau-là. Ni la vulgarité ambiante, ni l’indifférence organisée, ni les discours d’experts et de gestionnaires. 

 

Citadelle

Car la beauté, elle, ne se gouverne pas.
Elle se reçoit. Elle se contemple. Elle sauve.
Et lui, vieil homme discret dans une rue qui ne le reconnaît plus,
n’a peut-être plus qu’un rôle à jouer : demeurer.
Être cette présence qui dit non, en silence.
Et qui, par fidélité à l’héritage des hommes debout,
guette encore, quelque part au fond de l’effondrement, le retour d’une lueur.

 

 

Signé Alain Aillet

 

Ils sont venus de la planète Ur, qui se prononce Our, ou Or. Ils avaient une mission, aménager la Terre. (lire la suite)

 

N’écoute les conseils de personne, sinon du vent qui passe et te raconte l’histoire du monde.
Claude Debussy