Bon, c’est la dernière fois que je vous embête avec mon obsession du temps des cavernes… J’ai fait court en essayant de tout mettre. Je ne vous raconte pas une histoire, je me contente de réciter mes rêves… Elle ? Ne cherchez pas, c’est moi,  c’est un de mes rêves. 
 

Elle n’attend rien de cette vidéo. Elle clique comme on entrouvre une fenêtre sur un paysage déjà vu cent fois. La fatigue de l’écran est encore dans ses yeux. Elle travaille trop, elle dort peu, elle empile des images qui ne lui appartiennent pas tout à fait. « Grotte Chauvet – visite commentée« . Elle s’attend à de la science, à de l’archive, à de la poussière mise en ordre.

Le noir vient d’abord. Un noir épais, matriciel, non pas le noir de l’absence, mais celui de l’avant. Puis la torche moderne apparaît, mince blessure de lumière dans la chair de la pierre. Et soudain, sur l’écran, une ligne ondule.

Elle ne respire plus tout à fait. Ce n’est pas encore un cheval, c’est une promesse de dos, une courbe arrachée au chaos. Le commentaire déroule ses phrases rassurantes : datation, charbon, superposition. Les mots glissent à sa surface sans entrer. Elle ne regarde plus un document. Elle sent une présence.

Elle pose la main sur l’écran comme on poserait la paume sur un flanc vivant. Et alors elle le voit. Le mouvement n’est pas suggéré. Il est contenu. Retenu. Enroulé dans la pierre comme un battement de cœur emprisonné. Le cheval n’est pas immobile : il est arrêté. Suspendu juste avant l’élan. Il est encore dans le monde d’avant la course.

 

 

Elle comprend sans phrase, sans notion, sans savoir : on n’a pas peint pour montrer. On a peint pour faire venir. À partir de cet instant, elle entre. Elle ne sait pas quand la torche moderne disparaît. Elle ne sait pas quand sa pièce s’efface. Il n’y a pas de rupture, mais un glissement silencieux, comme lorsqu’on descend dans l’eau froide sans oser regarder derrière soi.

L’air est autre. Il est humide, lourd, chargé d’une respiration lente. La grotte est là, non comme un lieu, mais comme un ventre. Elle accueille. Elle enveloppe. Elle contient. Elle se tient dans l’ombre comme dans une matrice de pierre.

Ils sont là. Des hommes, des femmes. Elle ne les distingue pas comme des silhouettes séparées : ils forment une seule masse de souffle, une tribu unie par la nécessité de survivre et celle, plus obscure encore, de créer. Leurs gestes sont lents, graves, pesés. Chaque mouvement coûte.

Le peintre avance. Il ne dessine pas encore. Il écoute la roche. Il pose la main, la retire, se penche, recule. La pierre n’est pas muette. Elle offre des reliefs, des épaules, des hanches, des creux propices à la naissance. Rien n’est forcé. Tout est négocié. Le monde minéral choisit ce qu’il acceptera de porter vivant.

Le charbon entre en scène. Le premier trait n’est pas une ligne : c’est une brèche. Quelque chose passe du non-être à l’être. Le peintre ne copie pas un cheval. Il délivre celui qui est déjà là, enfermé dans la pierre depuis l’origine du monde.

Elle assiste à cela comme on assiste à un acte de génération. Le dos se dessine. La croupe se tend. Les membres cherchent l’équilibre. Le corps s’organise dans la lenteur. L’animal vient à lui-même. Le peintre recule. Il penche la tête. Il attend que l’image consente à exister.

Alors l’œil est tracé.

 

 

À cet instant précis, elle sent le regard la traverser. Non celui de l’homme, mais celui de la bête. Un regard ancien, brut, sans symbolisme, sans métaphore. Le cheval la regarde depuis l’intérieur du temps. Elle comprend que l’échange est réciproque : l’homme donne une forme, l’animal donne la durée.

Qui connaît l’esprit de l’homme, qui monte vers le ciel, et celui de la bête, qui s’abaisse vers la terre ?

Thomas Wolfe

 

Autour d’eux, les autres respirent au rythme du dessin. Certains murmurent. D’autres frappent la pierre pour la faire vibrer. La grotte répond par des grondements profonds. Elle participe. Elle n’est pas décor, elle est corps.

Elle sent la fatigue immense de ces hommes. Le froid gravé dans leurs os. La faim, la chasse, la mort. Et pourtant ils descendent ici, au plus loin de la lumière du jour, pour offrir ce qui ne sert à rien et qui est pourtant indispensable : une présence au monde.

Elle les aime. Non pour ce qu’ils furent, mais pour ce qu’ils sont encore. Le temps se met à tourner sur lui-même. Les figures se superposent. Un lion mord un cheval plus ancien. Un rhinocéros surgit d’un flanc effacé. Rien ne s’annule. Tout dialogue. Chaque génération parle à la précédente sans la faire taire. La grotte est une mémoire vivante où l’oubli lui-même devient matière.

Un enfant passe. Il corrige un trait presque effacé d’un geste bref, sûr, comme si cela allait de soi. Personne ne le reprend. Ici, l’image n’est pas sacrée : elle est vivante. Elle se prolonge.

Alors elle comprend. Ce n’est pas un témoignage du passé. C’est un mouvement qui n’a jamais cessé. Ce n’est pas un message. C’est une circulation. La grotte devient pleinement matrice. Non pas sanctuaire, non pas musée, mais ventre cosmique. Chaque figure est un enfant arraché au chaos et confié à la durée. L’art n’est pas un langage. Il est une naissance.

 

 

Elle sent ses propres mains se transformer. Ses doigts d’infographiste, ses doigts de femme moderne, s’ouvrent malgré elle dans l’air obscur. Elle suit les lignes invisibles. Elle prolonge le mouvement. Elle ne crée pas : elle accompagne.

Alors le cheval bondit. Il quitte la paroi dans un fracas intérieur. Il traverse la grotte comme traverse une révélation. Les autres animaux frémissent. Les lions remuent dans leurs flancs de pierre. Les bisons secouent leur masse lourde d’éternité. Le monde minéral se met à respirer.

Elle sait que ces images ne sont pas des représentations. Ce sont des passages, des portes ouvertes dans la matière vers un monde plus dense que le réel visible. C’est pour cela qu’elles se superposent, se corrigent, se répètent : parce que le passage n’est jamais clos.

Et soudain, la torche moderne revient. La voix du commentaire aussi. Les mots savants, les hypothèses, les prudences. Elle est de nouveau dans son appartement. Sa main est toujours posée sur l’écran. Le rectangle lumineux est redevenu un objet.

Elle s’assoit lentement. Son cœur bat à une autre cadence que celle de ce siècle. Elle reprend sa tablette graphique. Les couleurs lui paraissent mortes. Les formes trop sages. Le mouvement s’est retiré de ses outils habituels. Elle comprend que quelque chose s’est brisé en elle : la maîtrise. Quelque chose d’autre a pris sa place : l’écoute.

 Ils ont des yeux, qu’ils regardent ! Ils ont des oreilles, qu’ils écoutent ! Ils ont un esprit, qu’ils s’en servent ! Ils ont une bouche, qu’ils la ferment !

Lao Surlam

 

 

Ce soir-là, elle peint autrement. Elle ne cherche plus à produire. Elle attend. Les formes viennent à travers elle. Tremblées, imparfaites, mais chargées d’une tension qu’elle ne connaissait pas. Ses figures ne veulent plus rester à plat. Elles pressent la surface. Elles demandent à sortir.

Elle pense à la grotte comme à une mère lointaine et toujours présente. Une mère de pierre, obscure et fertile. Elle sait désormais que l’art n’archive rien. Il fait passer. Avant d’éteindre, elle revient vers l’écran noir. Elle n’y voit plus rien. Pourtant elle sait : les chevaux courent encore dans la roche. Les lions rôdent dans l’ombre. Les mains anciennes cherchent toujours la juste ligne.

Elle murmure, sans savoir à qui :
Je vous ai vus bouger.

Dans le silence de l’appartement, une vibration lui répond. Pas un son. Un frémissement. Le monde n’est plus immobile — et il ne l’a peut-être jamais été, depuis que le premier regard a reconnu la première forme dans l’ombre.

 

Alain Aillet raconte…

 

Grotte Chauvet 2 : construction d’une copie ouverte aux visiteurs + portrait d’Alain Aillet

 

L’archéologie secrète

 

Tout homme est, d’ancienneté, une grosse pierre.  (Proverbe Yorouba)

 

Alain Aillet

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Alain Aillet

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