En revenant des Trois-Pierres, nous avons longé les Lacs Bleus. Elle a ôté ses ballerines de velours noir et j’ai vu ses petits pieds nus faire des rides – à peine – à la surface de l’eau. Elle a marché sur l’eau du lac. Et les libellules, bleues comme lui, brillaient dans l’or du soir.
Dis quand irons-nous pêcher
Au large des rochers ?
Irons-nous pêcher encore
Sur les rochers d’Armor ?
Elle, c’est l’Ange. Compagne de mon ami le Yogi qui m’a fait le plaisir d’une visite impromptue comme d’hab. Il pointe son nez tous les dix ans, parfois plus souvent. Je l’attends. Cette fois il est venu avec sa shakti. Sa parèdre. Et je lui en sais gré.
L’Ange a de grands pouvoirs, qu’elle tient pour la chose la plus naturelle du monde. Elle voyage sur la ligne de temps. Elle sait le passé comme l’avenir. Elle peut capter l’invisible. Elle voit ceux qui sont morts. Elle les aide à poursuivre leur chemin vers l’au-delà. Mais elle n’a pas toujours fait ça.
Le guerrier qui voyage sur toute sa ligne de temps est un passe-muraille qui nous montre le chemin à suivre.
Elle est menue, fragile, mais la foudre et l’éclair l’illuminent. Sa voix est douce et légère, comme sa présence. On peut l’oublier à longueur de journée. Le Yogi y parvient très bien, l’alcool aidant. Et la suffisance. Mais je ne parle pas du Yogi. Je parle d’elle. Je me souviens. Un été 2010 devant la baie d’Erquy. L’Ange y est descendu.
On peut bien l’oublier à longueur de journée. Sans elle que serait la journée ? Invisible pourtant, elle est le lieu du mystère, le tabernacle où Dieu s’incarne. Depuis sa naissance au caniveau de Bangkok, son enfance errante aberrante, ado clodo, droguée flinguée, elle se tient dans l’œil du miracle.
L’Ange est l’axe immobile autour duquel tourne la roue magique. Moteur non mu, par sa simple présence, par essence et par existence, l’Être Ange dérange. Moteur sonique, yin yang qui tangue et gite, autour de son corps précieux gravitent les orbites. Opération de la Sainte Esprite.Oui parfaitement. Au féminin.
Quand elle était toute petite, presque bébé encore, elle voyait les morts. Mieux, au moment de la mort, elle voyait l’âme quitter le corps. Mieux encore, quand l’âme prenait son vol, l’Ange l’arrêtait. Par jeu. L’Ange a essayé, ça a marché, elle a continué.
Chaque fois qu’elle en a l’occasion, elle les attrape dans son filet à papillon pour les renvoyer d’où elles viennent. L’Ange les aide à réintégrer leur corps physique, au lieu de s’échapper vers la lumière.
Un jour qu’elle se livrait à son occupation favorite, la pêche aux âmes, elle est tombée sur un os. Ou plutôt sur un ongle. Elle s’est cognée sur une roche plus haute qu’elle, molle et ferme à la fois, qui ressemblait à de la peau humaine. Cette roche était coiffée d’une plaque cornée qui avait tout l’air d’un ongle énorme. Et soudain elle a compris. Elle se tenait devant un gros orteil.
Une voie terrible, semblable au tonnerre, est tombée du ciel. Elle a levé les yeux. Ce qu’elle a aperçu à travers les nuages lui a glacé le sang. Ce doigt de pied appartenait à un demi dieu, un Deva. Dans la tradition hindoue, les devas sont des géants serviteurs des dieux.
Un Deva ça ne rigole pas. De sa voix tonnante où semblaient rouler des rocs énormes, l’immense géant a dit à la toute petite fille : TU NE DOIS PAS T’OPPOSER À L’ORDRE DIVIN ! LAISSE CES ÂMES EN PAIX. ELLES DOIVENT CONTINUER LEUR CHEMIN QUAND LEUR HEURE EST VENUE !!
La petite ange n’a pas demandé son reste, elle a détalé à toutes jambes et plus jamais n’est intervenue de la sorte. Elle a bien fait. Un Deva ça ne rigole pas. Qui sommes-nous pour contrer un destin, serait-ce celui d’un escargot ? Si la petite avait été plus grande, si la guerrière avait mûri l’enfant, elle aurait su et se serait gardée d’intervenir.
La destinée individuelle est digne du respect le plus total, comme ce qui touche à la personne humaine. Rien ne peut être imposé à une âme incarnée. En contrepartie, cet être s’interdit la moindre intervention sur quiconque, sans une demande clairement exprimée et sincère surtout.
Combien de demandes insincères ai-je rencontré dans ma pratique de guérisseur ! Combien de malades qui ne veulent surtout pas guérir ! Oui, je sais, la chose semble incroyable, mais j’ai appris qu’elle existe et qu’elle est même répandue. Pour celui ou celle qui ne veut pas guérir, personne ne peut rien. Aucune aide ne tient. Aucun mieux ne vient. Comme on fait son lit, on se couche.
Attention, je ne parle pas d’une volonté consciente. La peur de guérir, ou l’envie de ne pas guérir est la plupart du temps inconsciente chez le malade. Hélas, les pulsions inconscientes sont beaucoup plus puissantes que la volonté consciente. Et le malade, dans sa volonté consciente de guérir, se heurte au tabou inconscient qu’il a mis sur sa guérison. Le tabou gagne toujours.
Le rôle premier d’un guérisseur est de remettre en route le dispositif de guérison du malade, manifestement en panne. Ce dispositif inconscient s’appelle le guérisseur intérieur. La médecine occidentale appelle ça le système immunitaire, mais ce n’est qu’un aspect du guérisseur intérieur. Il y en a beaucoup d’autres que la médecine n’a pas repérés.
L’Ange n’obéissait à aucune pulsion, consciente ou non. Elle cueillait les âmes parce qu’elle savait le faire et que le jeu l’amusait. Imaginons un instant la catastrophe que ce retour de l’âme dans un corps mort. Ce qui peut être inespéré pour les vivants doit être invivable pour le ressuscité. Il n’a rien demandé à personne. La destinée a frappé à sa porte, il a pris le chemin de l’autre monde, il se prépare à la grande rencontre, la fusion ultime avec l’être de lumière.
Et crac, sans crier gare, on le chope par les ouïes et on l’introduit de force dans un cadavre. L’âme qui a quitté un corps ressent un violent dégoût pour ce monceau de viande morte. La forcer à revenir se repaître de cette présence matérielle honnie est une punition indigne.
L’Ange n’en savait rien. C’était une enfant. Ceux qui savent ce qu’ils font doivent méditer ce récit. Respect de l’autre, accepter ses choix. Respect de la vie, accepter la mort.
La résurrection librement consentie est une toute autre affaire. La résurrection de Jésus trois jours après sa mort est un acte non seulement volontaire, mais prémédité : il répond aux prédictions des Écritures Saintes. Par contre, quand Jésus ressuscite son ami Lazare, on est dans la situation décrite plus haut : interférence avec la destinée et/ou le libre arbitre de Lazare.
Le libre arbitre vient de l’ignorance des causes réelles qui nous font agir.
Bon, c’est Jésus, Fils de Dieu et Dieu lui-même, et Dieu sait ce qu’il fait. De plus il connaît Lazare et ses attentes véritables. Lazare ressuscité semble se réveiller d’un somme. Il est en forme, gai, reconnaissant. Sa destinée était de mourir et d’être ressuscité par son ami Jésus. Pas de blâme, tout est rentré dans l’ordre.
Mais si vous n’êtes pas le fils unique du Tout-Puissant, abstenez-vous de ressusciter quiconque. Soyez béni pour ça.
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