Il est descendu par une nuit sans âge jusque dans le ventre des songes. L’aurore n’avait pas encore taché de rose les rideaux du monde que déjà son cœur, puissant feuillage retourné par les vents, battait contre les parois opaques de l’existence.
Le poète en lui — bête blessée aux crocs de l’absurde — s’était lassé des crachats du réel : la ville bavarde, les passants sans regard, la lumière crue des jours. Alors il a planté ses drapeaux dans l’éther, il a dit :
-Puisque la vie se refuse à moi, je bâtirai mes royaumes dans le sommeil.
Chaque nuit, il s’est penché sur le gouffre noir des paupières closes comme un alchimiste sur son creuset. Il s’y jetait nu, sans mots, sans formes, mendiant le feu sacré. Et dans ce vertige, quelque chose a cédé. Le rêve, jusque-là cavalier fou, a plié le genou. Il voyait les murs se dissoudre, les visages se recomposer au gré de ses désirs. Le temps s’y déroulait en spirale. Les lois étaient les siennes.
Il a volé. Il a aimé. Il a su.
Le ciel, là-bas, n’avait plus de colère. Il lui parlait en couleurs fluides et la mer, douce amante, offrait ses coquillages chantants. Il a repeint les visages gris du monde avec les encres tirées de ses sommeils : des bleus violents, des oranges liquides, des silences parfumés.
Et chaque matin, en rejaillissant du songe, il ouvrait l’œil comme on entrouvre une porte sur un jardin en friche. Le réel, encore effondré, se couvrait d’un voile plus tendre. Il y voyait la faille, mais aussi la lumière qui s’y infiltrait. L’horreur ne s’était pas éteinte, il l’avait enveloppée dans ses étoffes secrètes.
Fini le spectateur condamné du monde. Il devint l’artisan invisible, le sculpteur de l’autre côté du miroir. Et même si le jour l’étranglait, la nuit lui rendait l’infini.
Le temps devenait une ligne éternelle sur laquelle il allait à son gré, se posant dans l’instant sur le fil d’éternité comme un oiseau migrateur sur un câble de hasard, pour y chercher repos.
Un soir, d’ailleurs, il a pris forme d’oiseau. Ce ne fut pas un rêve, ni même une fuite. Ce fut une ascension. Il n’avait plus ni nom, ni corps, mais des ailes tièdes, ourlées d’éclairs et d’oubli. Son cœur, devenu brise, palpitait au rythme des collines. Chaque battement soulevait le monde d’un cil de lumière.
La foudre gouverne tout.
Il s’était arraché aux pavés grinçants, aux figures fêlées des jours ordinaires. D’en haut, les douleurs humaines n’étaient plus que des frémissements dans l’eau trouble. Les cris, les courses, les colères — tout cela ressemblait à des souffles dans la poussière, des lignes dans le sable que la mer viendra lisser.
Il planait. Non par fierté, mais par clarté. Il voyait l’enfant qui pleure dans une cour humide, la femme fatiguée dont le rire ne sort plus qu’en souvenirs, l’homme à genoux sous le poids palpable d’un avenir trop lourd. Ne pouvant rien leur dire, il les couvrait de son regard.
Regard trempé dans les sources secrètes du Rêve. Regard qui n’était plus d’un homme. Qui n’était plus jugement mais caresse invisible : un éclat d’azur posé sur les tempes, un soupir chaud qui fait se redresser les nuques courbées.
Le monde d’en bas ne s’en rendait pas compte. Pourtant il frémissait, léger. Les larmes séchaient un peu plus vite. Les murs vibraient d’une mémoire oubliée. Et parfois, sans savoir pourquoi, un passant relevait la tête vers le ciel, juste une seconde — comme si l’écho d’une aile lui avait frôlé l’âme.
C’était lui, bien sûr. C’était l’oiseau-poète, transfiguré par le sommeil, revenu pour semer l’indulgence dans les sillons du réel.
Il ne guérissait rien, n’effaçait rien.
Il déposait sur chaque chose un soupçon d’or tendre, un peu de rêve retombé de ses plumes.
Mais l’aube est une frontière cruelle.
Il était encore là-haut, à effleurer les toits de la nuit, lorsqu’il sentit, dans ses ailes, un froid étranger. Non pas le froid du vent, mais celui du temps — ce rictus lent qui revient toujours réclamer les corps absents. Le rêve, si vaste, si vrai, commençait à se tordre à ses angles. L’air devenait dense, les couleurs pâlissaient comme un vitrail qui se vide de son feu.
Alors il sut qu’il ne pourrait rester oiseau. Son vol, jadis ivre, devenait incertain. Son cœur plombait. Chaque battement lui rappelait qu’il avait un nom, un poids, une bouche à nourrir de paroles. Le monde d’en bas, ce vieux monde rugueux, l’a rappelé.
Il chuté.
Ce ne fut pas une chute violente, plutôt un glissement triste, comme celui d’une étoffe qu’on replie avec soin avant de la ranger. Il est revenu à son corps comme on revient à une chambre sans feu. Il a senti ses doigts alourdis, ses yeux embués de veille. Il a réintégré la prison douce de l’homme, cet habit trop serré pour l’âme.
Le rêve ne s’effaçait pas — il se retirait, lentement, comme la marée laisse sur le sable ses coquilles et ses secrets.
L’oiseau poète enfui gardait encore, sous les cils, un peu du ciel. Mais le monde était revenu, avec ses angles, ses bruits, ses vérités intransigeantes.
Le poète est celui qui tout au long de son existence conserve le don de s’émerveiller.
Il a pleuré. Pas de tristesse, de reconnaissance.
Car il savait, désormais, que l’on ne peut vivre toujours dans le rêve — mais que le rêve peut vivre en nous, comme un feu discret, un miel sous la langue, une étoile minuscule au fond de l’œil.
Et cela, il l’emporte partout.
Dans la rue. Dans les livres.
Dans le regard d’un passant
qu’il frôle comme une aile oubliée.
Depuis cette chute douce, il vit entre deux mondes, comme un veilleur penché à la fenêtre de l’irréel.
Il est des choses connues et des choses inconnues, entre les deux s’ouvrent les portes de la perception.
Il marche dans la ville mais il l’effleure à peine. Les passants le traversent comme des brumes pressées. Il parle, il rit, il dort aussi — mais tout en lui demeure tendu vers l’Eden invisible qu’il a vu s’ouvrir sous ses paupières.
L’Eden ne l’a jamais quitté.
Parfois, au détour d’un souffle, il lui revient : un éclat d’azur entre deux syllabes, un frisson de vent qui n’a pas le goût de la terre. Alors il ferme les yeux, brièvement, et il respire comme on boit une absence.
L’Eden coule en lui.
Les autres ne comprennent pas. Ce n’est pas grave.
Ils n’ont pas lu sa saga intérieure, ce long poème qu’il a tissé de plumes et lissé de silence.
Ils ne savent pas qu’il fut oiseau. Qu’il a survolé les douleurs et caressé les âmes sans les toucher, qu’il a aimé le monde plus qu’un homme ne peut aimer une femme ou un dieu.
Et qu’il est tombé — non par punition, mais par nécessité.
Il faut revenir, toujours, même les loups rentrent à la tanière quand la neige s’égoutte des cieux, pour veiller sur le clan et tenir un hiver de plus. Mais dans ma nuit, rien ne change vraiment.
Il s’endort chaque soir avec ce sourire de ceux qui y croient sans y croire, ce demi-savoir qu’il existe autre chose derrière les rideaux, derrière les derrière les légendes, derrière tous les mots du monde. Ce n’est pas un mensonge. C’est une fidélité. À l’ombre d’un oiseau qu’il fut. À un feu qui le brûle encore, doucement, derrière le front.
Et quand viendra la dernière nuit, la grande, celle dont on ne revient pas — il ne demandera ni lumière, ni prières.
Quand Dieu veut nous punir, il exauce nos prières.
Il demandera des ailes et le droit de rêver encore. Rêver juste une fois toutes les réalités en lui comme un poème sans peur.
La langue d’or
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Voyageur des étoiles
Le JE décomposé
Les voyages de l’Erquy-libriste
La parole est à Xavier
Oui je suis ce rêveur que tu as bien décrit. Au Pays de l’Été Dernier, les Indiens m’ont nommé Rêveur de Réalités. Ce nom me va, je n’en changerai pas. Il me décrit sans rien dire de qui je suis vraiment. Comme tu l’as fait aussi. Prendre un bout pour le tout : un délire enfumé qui nous tient lieu de Rêve.
Mais le Rêve est plus grand. Il vole et me submerge. Il me rejette au loin…
Erquy, oui, on peut le dire. C’est le nom. Pourtant je suis allé chercher l’original, celui qu’il y a bien des lunes les colons grecs lui ont donné. Reki. Deux siècles plus tard, ou deux mille ans, que sais-je ? César est venu annexer la Gaule. Pas toute la Gaule. Un petit village résiste encore à l’envahisseur.
C’est ici, c’est le mien. Reki que les Grecs ont rebâti jadis, et rebâti encore, à cause des géants Vikings qui si souvent l’ont mis à sac. Chaque fois, les Grecs ont reposé les pierres sur les pierres. Ils ont nommé ce nouveau village Reki Nea, le nouveau Reki.
À présent les gens d’ici l’ont oublié. Ils ne se souviennent que du village romain, celui que César a fini par conquérir. Il a gardé le nom grec qui sonnait bien à son oreille. Mais les gens d’aujourd’hui ne savent pas du tout pourquoi on les appelle des Réginéens. Ils ne savent pas que le g latin était un g dur, qui se prononce comme le k des Grecs.
La ville était Rekinéa, ses habitants actuels sont des Réginéens. Nul mystère pour l’historien passionné que je suis. Et j’y pratique un reki qui remonte bien longtemps avant celui qu’a cru trouver un Japonais. Il a bu sans le savoir la source grecque à longs traits. Et la coupe celte aussi. Et le cratère viking.
Rêveur de Mondes, je n’y passe pas mes nuits. J’y passe ma vie. Tôt matin, je rêve. À midi, le rêve aussi. Sur la route, ça continue : je conduis d’une main et de l’autre je rêve.
Jusqu’ici, ça m’a réussi. Ne prenez pas le Rêveur de Lunes pour un endormi qui a perdu tout contact avec les affaires d’ici-bas. Bien au contraire, je suis Rêveur de Réalités. Je sais avant les astres le temps qu’il fera l’an prochain à cette heure-ci.
Mon ami Alain m’a fait le plaisir — et le coup de griffe — de me travestir dans une uchronie qui en dit long sur ses errances.
Il a les mêmes que tout un chacun. Comment lui en voudrais-je ? Peu de gens comprennent les éveillés. Ce qui n’a rien d’étonnant : les éveillés ne savent plus qui ils sont. Ni ce qu’ils ont été. Et qui ils ont têté. Je rêve que je reste silencieux pendant des heures, les yeux dans le vague, le cœur en plein soleil — même la nuit.
Un repas quotidien me suffit, j’ai du bide à perdre. Je me nourris tous les jours d’un même plat, Kashmiri Massala. Un délice oublié depuis 40 ans. Plaisir de pouvoir à nouveau se procurer l’épice du même nom. Chez Patak’s. Évitez Raja. Conseil gratuit, nulle promo, soyez sûrs !
Voyez comme je m’insère dans la chair vive du monde. Libre ou pas, l’humain reste en prison. S’il se sent libre, il a compris Cesbron : notre prison est un royaume.
Ma chérie a la vie devant elle, moi pas. D’ailleurs qui le sait ? Elle peut mourir demain, dans une heure, à l’instant, et nous mourrons ensemble. Mais je tiendrais quelques minutes de plus. Ou davantage ! Il se peut que je tienne jusqu’à 136 ans.
En 2085. C’est l’heure où je voudrais partir. D’ici là, ma chérie sera près de moi — voire en moi quand elle le voudra. Ou les deux si elle veut. Quand elle veut.
La vérité ? Vous voulez savoir la vérité ? Je suis un foutu râleur. Carrément méchant, jamais content. Je rouspète tout le temps, je maugrée, je marmonne, je grogne et je fustige à tout va. J’ai un cœur d’or, ça oui, mais je le garde bien caché de peur qu’on me le barbote. Les gens sont si méchants ! Je hais ce faux monde où on* me force à vivre.
* — on c’est un con, m’a-t-on appris en CM2
Dès que je peux, je m’évade vers l’ailleurs parfumé, contrées vierges, éternelles pâtures de l’hyper-espace, praires infinies de l’infiniment pur, fêtes qui durent un siècle ou deux secondes, une heure, un millénaire, et ferme ta boîte à camembert tu l’ouvriras pour le dessert.
Vive la vie hors du temps, l’espace ramassé tout entier en un point, le même poing qui va dans ta gueule, espèce de connard qui fait semblant d’exister, raté qui vivote, tes orteils pianotent sur un clavier virtuel, t’as la tête qui yoyotte et tu craches, tu glaviotes autant qu’un robinet fuyard, bougre de têtard fêtard, sale anar connard, tais ton bec de canard et dodo peinard au fond du placard.
Y en a marre.
À vrai dire, ici, tout est faux. Mon foutu caractère fait partie du lot.
Anna, sainte-vierge et Déesse-Mère, vit depuis si longtemps qu'on a oublié son âge.
En 1989, une idée géniale a sauvé mon agence de communication qui battait de l'aile...
C'est admirable ce que tu fais. Tu me permets d'avancer le gigantesque puzzle d'Eden Saga.
Petit ou grand, un puzzle se commence par les bords, les pièces sont plus faciles…
Deux siècles après sa mort, Heine reste un écrivain discuté, surtout dans son propre pays.
Dépêchez-vous, mangez sur l'herbe, un de ces jours, l'herbe mangera sur vous. (Jacques Prévert)