Un vécu me tient à cœur depuis l’enfance : le temps à l’intérieur du temps. Je dois m’expliquer là-dessus. J’ai baptisé ce vécu l’infra-temporalité. Le mot peut faire peur, mais la chose est étonnante. Personne n’en parle et tout le monde la connaît.
Les philosophes distinguent deux sortes de temps qui n’ont rien à voir, le temps subjectif et le temps objectif. Ils sont très différents, ils ne s’écoulent pas à la même vitesse. Le temps objectif est universel, mesurable et régulier. C’est le temps normal, officiel. Du point de vue de l’être, il est stérile. Car chaque être vit dans une bulle temporelle qui ne suit pas le temps objectif. Cette bulle s’appelle le temps subjectif.
Souvenez-vous du cours de maths qui se traîne en longueur. Pensez aux deux jours du week-end qui passent beaucoup plus vite que deux jours de boulot. Il y a aussi l’accident de voiture. J’en ai vécu plusieurs. S’y retrouvent le temps objectif, et le temps subjectif. L’accident ne dure qu’une poignée de secondes pendant lesquelles on a le temps de revivre toute sa vie…
Dans certaines circonstances, il est possible de dilater le temps subjectif qui forme une bulle à l’intérieur du temps objectif. Le sujet en danger passe sur une autre échelle de temps, et tandis que le monde extérieur évolue à la même vitesse au fil du temps objectif, le sujet a stoppé le monde ou stoppé le temps pour ce qui le concerne, ce qui lui laisse tout loisir d’agir pour parer la menace et éviter le danger.
Eh bien, je peux vous le dire, l’eau de jade déforme le temps. Le temps subjectif devient loi universelle. Il prend le pas sur le temps objectif qui semble s’aligner sur lui. De doctes professeurs de physique quantique pourraient sans doute vous expliquer ce paradoxe. Quant à moi, je fais confiance à mon corps : après avoir ingurgité cette potion magique, nous avons fait 300km dans une 2cv à la vitesse de pointe d’un TGV : moins de trois quarts d’heure. En deuche !! Oui, la chose est impossible. J’en conviens. Pourtant nous l’avons fait.
Dans ces années-là, j’ai retrouvé l’ami Gilles. J’ai déjà parlé de Gilles, le yogi sur les toits de Paris. J’ai raconté mon voyage initiatique en Inde dans les années 70. Quinze ans après, il m’a montré comment consacrer le vin. Emplis ton verre de vin rouge, lève-le à la hauteur de ton front. Maintenant visualise une colonne de lumière qui s’élève du verre et monte vers le ciel. Là, dit Gilles, la lumière rencontre l’esprit du vin. Puis elle redescend. Alors le célébrant – Gilles en l’occurrence – sent un choc très léger dans le verre. Contact établi. Le vin est consacré.
Lors des dernières Rencontres, j’ai eu l’occasion de montrer cette apothéose du vin aux stagiaires. Noémie était étonnée que la chose ne puisse pas fonctionner avec un autre liquide que le vin rouge, comme je l’en avais avertie. Elle a voulu tester la consécration de l’eau. Le rituel effectué, il semblait que l’eau ait perdue sa belle fluidité. Elle paraissait plus visqueuse, épaisse. Ce qui m’a aussitôt rappelé l’eau de jade.
Intuition vérifiée après l’avoir goûtée. Mon amie Noémie venait de ‘faire’ de l’eau de jade en quelques secondes, sans structure pyramidale, sans coupelle en or, ni rien des objets rituels utilisés. J’étais sur le uc. Hélas, après en avoir chacun bu une rasade, nous n’avons pas observé d’effet particulier, ni sur le temps ni sur une autre perception. Je pense pourtant que nous n’étions pas loin du compte. On peut faire de l’eau de jade avec la méthode de consécration du vin rouge, celle que Jésus a utilisée lors de la Cène. Dans le cas douteux où il aurait existé…
J’ai eu maintes fois l’occasion de faire vivre ce gentil miracle de la consécration du vin, tout en déplorant que les prêtres, qui croient consacrer le vin tous les jours en célébrant leur messe, n’aient pas la moindre idée de ce qu’ils doivent faire pour y parvenir vraiment. Absence de projet, absence de foi, absence de réalité. Ils débitent des formules vides de sens à l’intention d’un dieu mort en qui ils ne croient plus.
Le guerrier est rapide. Le sorcier l’est encore plus. Rapidité intérieure, mobilité émotionnelle, fluidité mémorielle. Multiplicité des sollicitations, sûreté de l’analyse, soutien de l’intuition, messages de l’instinct. Le guerrier traque. Il enregistre le moindre détail car sa vie en dépend. Il dilate l’instant, il bourre ses jours jusqu’à la gueule, croque la banane par le milieu, rit aux éclats, éclate de joie, jouit au combat contre soi, risque sa vie sur un chemin pris, tient sa parole et garde son cap.
Vis comme si l’instant présent est ton dernier instant. Capte. Enregistre. Savoure. Délecte-toi. Reviens-y. Rapide. Multiple. Qui trop embrasse est trop content. Ça fait tellement de bien les bisous, les câlins, les caresses ! Le bon côté de la matière.
Le sorcier passe le plus clair de son temps dans la bulle de son temps subjectif. Il creuse, il arrondit sa capsule temporelle. L’expérience et les années font de lui une sorte de taupe du temps qui étend à l’infini son réseau de galeries. Couloirs du temps. Trous de vers dans la trame temporelle. Ou spatio-temporelle ?
Je fais rarement une seule chose à la fois. J’adore agir multiple. Accomplir quatre tâches en une seule démarche. Je me démène dans un présent qui me malmène à force de m’aimer. Je remercie pour tout ceci. Je n’attends rien. J’agis quand même. Dans le temps suspendu je glisse. Sur le mur du temps je me hisse. Vertu du vice. Lenteur du grimpeur qui dévisse. Indifférent au précipice. Chance indécente du novice. Rival complice.
La vieillesse est un ralentissement progressif qui finit par l’immobilité de la mort. Rester vif, alerte, actif est l’antidote au vieillissement. Garder sa rapidité épargne l’énergie qui est utilisée pour augmenter encore la vitesse intérieure. Le guerrier est comme l’éclair. Il agit sans délai. Ce que son œil voit est transmis à ses muscles sans passer par le cerveau. L’action est immédiate. Ainsi fait la fine mouche.
À force de stocker l’énergie vive, vient un moment où le guerrier bascule dans l’infini. Il a trouvé l’éternité. Tellement le guerrier va vite, le monde s’arrête. Le guerrier est bouddha.
J’ai connu quand j’étais lycéen un prêtre prof de philo en terminale. Il s’appelait Jacques Durandeaux. Un homme hors du commun. Non parce qu’il était philosophe, il faut l’être dans son sacerdoce, ça aide. Ni parce qu’il croyait en dieu, comme ses collègues il avait passé la main, il n’y mordait que du bout des dents. Le titre de son premier livre est assez éloquent sur ce chapitre : Questions vivantes à un Dieu mort. Vous vous doutez que ce bouquin a défrisé la hiérarchie cléricale.
Peu après mai 68, il a renoncé à la prêtrise pour se consacrer pleinement à la psychanalyse. Que certains nomment la confession des temps modernes… Un autre bouquin de lui m’a choqué dans le bon sens. Ce livre me hante encore un demi siècle plus tard. Son titre ? L’éternité dans la vie quotidienne. Ses questions m’en ont amené d’autres. L’éternité n’est pas un état qu’on épouse après la mort, dans je ne sais quel paradis hypothétique. L’éternité n’est pas quelque chose qu’on atteint au bout d’un long chemin dans le ventre du temps objectif. L’éternité est ailleurs.
L’éternité est l’ultime degré d’éveil, celui dont je n’ai pas encore parlé. Il est possible de quitter ce plan temporel et spatial pour venir habiter un temps à l’intérieur du temps où tout est présent, éternellement présent. Il faut chercher l’éternité au cœur de l’instant. Et pour ça, la recette est connue. Il suffit de stopper le monde.
Ainsi donc l’éternité est accessible. Mais dès qu’on y parvient, on a stoppé le monde de façon radicale, définitive. On a quitté le plan des vivants. Hors du temps, hors de l’espace sensible, hors de la compagnie de nos semblables. Finalement, l’éternité, n’est-ce pas le nirvana du bouddhisme ? La description est la même, en tout cas. Quand Bouddha y est parvenu, il a été libéré des chaînes karmiques, il a posé le joug des sempiternelles réincarnations, il a stoppé les mondes. Il a quitté la vie telle qu’on la connaît.
Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
Âme sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.
Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s’exhale
Sans qu’on dise : enfin.
Là pas d’espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
Dans un autre article, je vous parlerai des anciens voyants. Ils ont un rapport étroit avec cette découverte. Non seulement ils savent que l’éternité appartient à celui qui stoppe le monde, mais ils ont trouvé le plus sûr moyen d’y parvenir.
Cette grosse pierre sculptée pose une foule de questions auxquelles je vais tenter de répondre.
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"J'en ai haussé des femmes ! J'en ai osé des flammes !" (Cahiers Ficelle, inédit)