Quel que soit le temps qui me reste à vivre, en dépit des vents et des marées, je veux poursuivre la broderie dédiée à Carlito, le petit géant, le nagual Carlos, l’anthropotache et sorciologue Don Carlos Castaneda. Voici un chapitre très attendu, et qui semble vous poser des questions : Benefactor ? C’est quoi-t-est-ce ?
À tes parents tu dois le monde. C’est beaucoup. À ton benefactor tu dois l’autre monde. C’est bien davantage. Un jour de ta vie d’avant, tu as rencontré une personne souvent croisée dans tes rêves. Une personne d’ailleurs, qui pense autrement ou qui ne pense pas du tout. Cette vivante, ce vivant t’emmène faire deux trois pas de l’autre côté du miroir. C’est arrivé dès votre première rencontre, ou bien ça a tardé pendant de longs mois avant de se produire, aucune importance puisque maintenant c’est là.
Ta vie d’avant s’est arrêtée, à présent tu connais la vie éternelle. Tu as gagné ton ticket pour la réalité non-ordinaire. Des signes surviennent que tu traques du coin de l’œil. Des synchronicités te font cortège. Partout, sans cesse, d’heureux hasards déroulent le tapis rouge sous tes pas étonnés. Ne t’étonne plus de rien. Que la stupeur laisse place à l’action de grâce. Je ne m’étonne de rien pour pouvoir m’émerveiller de tout, disait Hildegarde von Bingen, illuminée notoire, mélomane et sainte chrétienne médiévale. On ne visite pas.
Le poète est celui qui tout au long de son existence conserve le don de s’émerveiller.
Ne t’étonne de rien, pas même des vannes qui jaillissent comme peaux de banane. Ton pas étonné risque d’y glisser. Désétonne-le. Rends-le vigilant. Assure son emprise. Verrouille sa lancée sur le rythme optimal. Et surtout reste souple. Je ne m’adresse pas qu’au marcheur du sol, je t’instruis aussi, marcheur du ciel. Pour tes premiers pas, je t’informe. Ami céleste, tu n’as plus de jambes. N’essaie pas de marcher, de courir, de t’asseoir ou de rester debout. File comme le vent, puisque tu peux voler.
Tu es une étoile parmi cent milliards d’étoiles. Une étoile filante. Tu bouscules les comètes pour leur tirer les cheveux. Tu dévies les astéroïdes, tu côtoies les humanoïdes, tu ken les droïdes, tu guéris les hémorroïdes, tu jongles avec les mondes et Shiva l’éternel prend le thé dans ton jardin. Oui tu détiens la clé du paradis. Ni terrestre ni céleste, le paradis est partout où tu te trouves; il prend sa source en toi, aux confins du grand fleuve Amour et de ses nombreux affluents.
N’attends pas un jardin de roses. Plante les rosiers. Ne demande pas le parfum si tu n’as cultivé la fleur. Le benefactor n’est pas censé te parler ainsi. Il le fait pourtant, car les mots importent peu. Les paroles n’engagent que ceux qui y croient, disait le vieux sage Juan Matus. Il était justement le benefactor d’une lignée de sorciers, parmi lesquels Carlos Castaneda. Ce visionnaire du siècle dernier a abandonné la recherche universitaire en anthropologie qu’il poursuivait à l’UCLA pour consacrer sa vie à la pratique de la sorcellerie qu’il était venu étudier.
Séduit par le vieil herboriste qu’il a rencontré sur un marché mexicain, le jeune étudiant frime un peu en se parant des plumes du paon. Ignorant totalement à quel sorcier il parle, Carlos se présente comme un expert en peyotl. L’herboriste s’en fout. Il ne prononce jamais ce mot, il dit Mescalito et s’adresse à lui comme à une personne. Carlos entre de plain-pied dans un monde inimaginable, mélange de SF et de chamanisme amérindien, sous l’aura étincelante d’une autre réalité indescriptible que le vieux sorcier appelle le nagual.
Un guerrier traite le monde comme un mystère infini, et ce que les gens font comme une folie sans bornes.
De ce jour, l’étudiant en ethnologie devient apprenti sorcier. Au fil de ses livres qui tiennent son journal, il est initié à la magie indienne. On le voit changer, se dépouiller de sa vie d’avant et devenir un guerrier de l’infini. Castaneda m’a façonné. J’ai lu et relu ses bouquins vingt fois depuis les années 70, ils sont devenus mieux que des livres de chevet : des manuels de survie dans l’autre monde. Ce qu’il a vécu, aussi fou que ça paraisse, je l’ai vécu aussi. Et tous les guerriers engagés en conscience sur ce chemin le connaîtront comme moi.
Mon benefactor m’a fait entrer dans l’autre monde en 1992. Je lui dois le sens et le sel de ma nouvelle vie. J’étais en train de grelotter sur le paillasson depuis des lustres éteints, voilà que j’ai foulé de ma sandale le tombeau des rois, voilà que j’ai pris ma volée vers des cieux toujours bleus, voici qu’on m’appelle le gai pinson qui pépie tant. On me dit La Jactance. Bat d’la goule. Locuteur d’écoute. Le cutter découpe. Par l’être aux vices ossature l’emmental. Parler trop vite ça sature le mental. Caisse que tu veux, sec homme ça, comme dit la fée Payesh.
Non que j’ai passé quarante deux ans à peigner la girafe. Mes aventures internationales et mes incessants voyages intérieurs m’ont fait passer entre bien des mains instruites, voire initiées. J’avais maintes fois approché le seuil, sans pouvoir me résoudre à le franchir. Si je suis comme on me l’a dit un éveillé de naissance, il est possible que j’ai connu dans ma petite enfance des états comparables à ceux que je vis aujourd’hui, tout en attribuant ces effets à mon benefactor. Il a lui-même reconnu, lors de la catharsis finale de mon arcane XIII, que la lumière blanche avait roussi mes cheveux.
Par cette formule, il exprime le fait que l’éveil est une irruption de lumière blanche, Gwenwed pour les Celtes, le Cercle de lumière blanche. Ce qui veut dire qu’il a reconnu en moi les signes de l’éveil alors que j’avais encore deux arcanes à tirer avant d’y être. D’autres faits du même ordre, jadis inexplicables, tendent à me conforter dans l’idée d’un éveil à la naissance. Je pourrais être une sorte de tulkou, comme disent les Tibétains. Un réincarné volontaire, un boddhisattva ou je ne sais quoi, sauf que je n’ai aucun attrait pour les rituels, dont les Lamas raffolent. Et les cathos. Et les feujs. Le rituel est comme le moulin à prière : un symbole qui remplace la compréhension intérieure et l’attitude juste.
J’ai eu de nombreux guides, sans jamais en adorer aucun. Je vois mes défauts, je vois ceux de mes guides. Ils ne sont pas des modèles mais des panneaux indicateurs. Dans cette infinité là-dehors, pour reprendre une formule récurrente de Don Juan Matus, les panneaux indicateurs sont plus que précieux. Ces terrae incognitae possèdent aussi un mode d’emploi, les bouquins de Castaneda, et une carte –ou plutôt des cartes, celles du Tarot de Marseille dans la version inestimable de Jean-Claude Flornoy.
Ecoute ton corps. Il sait.
N’empêche que sans mon benefactor, implacable, tenace jusqu’au vice, aurais-je pu ressusciter mon éveil, enfoui qu’il était sous des tonnes de merdailles ? Tu n’imagines pas la quantité de saloperies que ramasse un être de lumière quand il s’incarne sur ce plan, dit Juan Matus, le benefactor de Castaneda. Chacun de nous doit tôt ou tard se taper le nettoyage de son temple intérieur, et le plus tôt sera le mieux.
Carlos Castaneda a eu le bol d’avoir Juan Matus comme benefactor. Et son compère Genaro. Matus, dans son jeune temps, a connu le benefactor de son benefactor. Tous ces exemples dont il parle montrent qu’il n’y a plus qu’une façon d’être un benefactor. Le seul point commun obligatoire : pour être le benefactor de quelqu’un, il faut amener cette personne de l’autre côté du miroir du monde.
Mon benefactor, c’est la Terre, le Soleil, ce sont mes parents, mes amis, mes copains, mes petites amies, mes patronnes et mes patrons, mes profs, mes belles rencontres, une fourmi, une araignée, un vol d’étourneaux, une brindille dans un ruisseau… Quand l’apprenti est prêt, un maître se manifeste toujours. Parfois l’apprenti ne sait pas le reconnaître. Parfois le maître refuse l’apprenti. Tout ce qui arrive est voulu. L’apprenti prend ce qu’on lui donne et remercie les dieux.
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